Chapitre 5 Chapitre 5

Au milieu du chaos, le beau brun de l'autre côté de l'allée contourne le blessé et vient se pencher vers moi pour me glisser à voix basse :

– Excusez-vous, qu'on en finisse. Plus vite on aura décollé puis atterri,plus tôt vous serez débarrassée de lui.

J'ai beau mourir de chaud sous mon manteau et le poids des accusations, son timbre grave réussit à me coller un petit frisson.

Je le fusille du regard en m'apprêtant à lui demander de quoi il se mêle, mais je ne parviens qu'à fixer ses lèvres ourlées au milieu de cette barbe brune de quelques jours, ce nez aquilin qui lui donne un air tellement racé, presque méprisant, et ses sourcils froncés dans une petite moue entre supplication et amusement. Je ne vois vraiment pas ce qu'il peut y avoir de drôle. Et je me demande si je ne le déteste pas encore plus que l'autre drama queen sanguinolente.

– M'excuser ?! Moi ?! Après tout ce qu'il a dit et fait ? Non mais vous m'avez bien regardée ?

– Oui ma jolie, je ne fais que ça. En même temps, c'est difficile de vousrater.

Et cet enfoiré hilare coule sur moi ses yeux couleur cappuccino que je n'avais pas encore bien cernés : un regard chaud, déshabillant, hautain, intense, moqueur, pétillant, profond, enjôleur, piquant, sucré, amer, gourmand... Tout ça à la fois et bien plus encore, qui me fait fondre en un instant.

Je me lèche les lèvres par réflexe, déglutis pour tenter de ravaler mon trouble et je le vois qui regarde ma bouche au moment où je lui crache mon plus délicieux venin :

– Vous voulez que je ressorte mon sac à main pour amocher ce visage unpeu trop parfait ?

Le brun plisse ses yeux déments, les détourne et se rassied sur son siège. Sachant pertinemment que je le regarde, il va poser son index entre ses sourcils avant de le faire glisser lentement le long de l'arête de son nez. Il l'arrête à la naissance de sa lèvre supérieure et, sans jamais me regarder, m'adresse de profil le sourire le plus horripilant que j'aie vu de ma vie.

Le plus irrésistible, aussi.

Elle boude.

Elle boude sur son siège à un mètre de moi. Enfin, sur le siège du type à qui elle vient de refaire le nez. Bien joué, elle ne s'est pas écrasée, elle a maintenant deux places pour elle toute seule et plus personne ne va oser l'emmerder.

Elle boude super bien, d'ailleurs, les bras croisés sur ses seins qui remontent à la lisière de son décolleté en V. Elle a la peau claire, fine et sûrement très douce, j'ai du mal à penser à autre chose que sa poitrine tendue sous son pull beige poilu. Je suis persuadé qu'elle ne porte pas grand-chose là-dessous. Elle ressemble à un poussin sexy mais fâché et je pense que ses formes et sa repartie ont dû exciter plus d'un homme ici. Ce n'est pas mon truc mais je dois admettre que ses kilos en trop lui vont bien. Je suis sûr que si personne n'a vraiment pris sa défense, tout à l'heure, c'est parce que la plupart des femmes avaient envie d'avoir son cran et la plupart des mecs de l'emmener passer sa colère dans les toilettes de l'avion.

Moi y compris.

Bizarre, cette brune n'est pas du tout mon genre. Je sais très bien qui elle est, ce qu'elle fait, je l'ai déjà vue dans des magazines ou des pubs à la télé. Milla ou Willa, je crois, un prénom comme ça. Je côtoie régulièrement des stars dans mon métier, j'en ai fait ma spécialité. Mais en plus de son job de mannequin grandes tailles, je crois que cette fille et sa grande gueule ont l'habitude de faire parler d'elles, tout comme son agence et comme l'autre Larsson que je ne peux pas saquer.

Vieille histoire.

Bref, ce scandale ne m'étonne pas vraiment d'elle. Le grand blessé a fini par se faire escorter jusqu'en première en menaçant tout le monde d'un procès : les hôtesses, la compagnie aérienne, les inventeurs de trousses de secours, moi qui lui ai glissé discrètement ma carte et surtout son assaillante qui n'a rien lâché. Ni excuses ni un millimètre de sa place ou de sa dignité.

Au-delà de son physique, c'est peut-être ça qui m'interpelle le plus : sa force, son intelligence vive, son esprit combatif, sa détermination un peu butée, ses petites vannes bien senties qui m'ont fait sourire et ont rendu fou de rage ce vieux schnock. Il était plutôt marrant au début, leur show, mais tout ça est devenu lassant et a fini par nous faire perdre notre temps. Je ne sais pas pour les autres, mais le mien est précieux. À y repenser, moi aussi, j'aurais bien eu envie de lui péter le nez à cet emmerdeur, pour qu'il la boucle enfin, si mon boulot et ma réputation ne m'en avaient pas empêché.

L'affaire devrait être close et pourtant, l'avion ne part toujours pas. Devant, au fond, les hôtesses s'agitent sans jamais répondre aux questions des passagers qui les hèlent. De temps en temps, une voix fébrile annonce que le décollage est imminent mais provisoirement reporté, pour une durée encore indéterminée. Comment ne rien dire du tout en en disant beaucoup trop ? Dehors, la tempête de neige s'intensifie. Dedans, la colère monte et plus personne ne sait si c'est à cause de la météo ou de l'esclandre que cet avion de malheur reste bloqué sur le Tarmac.

Je prends mon portable et me mets à dicter à voix basse des messages pour Imane.

« Je suis toujours coincé à l'aéroport, point. Ce vol a l'air maudit, point. Est-ce qu'on a des nouvelles de la détenue, point d'interrogation. Avec les sept heures de vol et le décalage horaire, j'espère être là demain matin, points de suspension. »

La boudeuse soupire de l'autre côté de l'allée. Nos regards se croisent quelques secondes et je mime une fermeture Éclair sur mes lèvres puis un sourire d'homme innocent, les mains en l'air, pour lui signifier que j'ai bien compris qu'il ne fallait pas l'énerver.

Gagné : ça l'énerve encore plus.

Elle se détourne et secoue la tête pendant que je me marre. Non, définitivement pas mon genre. Elle a pourtant de très jolis yeux clairs et fendus, une peau de bébé, des pommettes hautes, une bouche ronde qui lui donnent un air de poupée, et ses courbes affolantes qui donneraient des idées à plus d'un. Pour être honnête, je n'aurais jamais pensé que cette fille me ferait de l'effet, en vrai.

Je me mets à penser à mon « genre » en faisant défiler dans ma tête les derniers visages, les derniers corps, les dernières personnalités que j'ai laissés entrer dans ma vie. Je préfère les femmes douces et spontanées, simples et naturelles, qui ne se prennent pas la tête et surtout pas la mienne. La plupart de mes ex rentrent dans le moule « grande blonde filiforme », avec un petit côté sportif et garçon manqué, un tempérament discret et indépendant. Il n'y a que comme ça qu'elles ne m'ennuient ou ne me fatiguent pas.

Alors pourquoi je suis intrigué par cette brune incendiaire aux lignes plus que rondes et au très sale caractère ?

– Déconne pas, putain... maugréé-je en me laissant aller en arrière surmon siège.