Chapitre 5 Chapitre 5

- Madame, votre petit-déjeuner est servi.

La voix, étouffée par la porte, s'accompagna de trois coups légers. Alessandra roula sur le côté, encore prisonnière de son rêve. « Déjà le matin ? J'étais pourtant à table... » marmonna-t-elle en étirant ses bras engourdis.

Le plafond lui sembla d'une pâleur accablante. Aujourd'hui, peut-être, sa destinée prendrait une tournure nouvelle.

- Ma dame ?

Elle reconnut aussitôt l'accent nerveux de Kate.

En général, la domestique déposait son plateau devant la porte sans attendre de réponse, effrayée de croiser son regard. Mais cette fois, la voix tremblait d'impatience. Il y avait urgence, ou plutôt curiosité.

Il fallait croire que les confidences échangées avec le duc la veille hantaient encore l'esprit de Kate.

Alessandra eut envie de la faire patienter, de savourer un peu son pouvoir sur cette agitation, mais ce matin ne s'y prêtait pas. Si elle voulait mener à bien ses projets, il fallait éviter tout conflit.

- J'arrive, lança-t-elle, d'un ton calme.

En se redressant, elle prit délicatement le petit chat endormi sur son oreiller, le glissa dans le placard et referma doucement la porte. Puis elle alla chercher le masque qu'elle avait porté la veille, celui qui dissimulait la moitié de son visage.

- M... Ma dame ?

« Tu pourrais au moins essayer de paraître moins terrorisée », pensa-t-elle en entendant la voix tremblante de la jeune servante.

Le ruban serré derrière la tête, Alessandra tourna la clé dans la serrure.

- V... votre petit-déjeuner, balbutia la servante, sans oser lever les yeux.

Le plateau gisait à terre. Alessandra s'inclina pour le ramasser, mais une ombre glissa à sa gauche : une chaussure bloqua son geste.

- Bonjour, ma chère sœur, fit Kate, son ton aussi tranchant que sa présence.

La douleur lui remonta jusqu'au poignet, mais Alessandra garda contenance. - Bonjour, Kate.

- Laisse-nous, ordonna Kate à la domestique.

Son impatience éclatait dans chacun de ses gestes. Si leur père ne lui avait pas retiré la clé de cette chambre, elle serait déjà entrée de force.

- Alors ? Tu t'es bien amusée hier soir ?

- Oui.

- Oui ? répéta Kate, incrédule. Tu crois qu'apercevoir le duc suffit à parler de plaisir ?

- Pas du tout, murmura Alessandra. J'entendais seulement la musique depuis ma chambre. C'était... agréable.

- C'est tout ? Et de quoi avez-vous parlé, lui et toi ?

Elle cherchait confirmation, cette jalousie sourde que rien ne pouvait apaiser.

- Il m'a appelée alors que je traversais la salle pour chercher à dîner. Il m'a rappelé que j'avais oublié de le saluer. Puis tu es arrivée. Rien d'autre.

Kate appuya davantage sa chaussure sur sa main. - Vraiment ?

- Il a évoqué le mariage... et ton nom. C'est tout, je te le jure ! cria Alessandra, la douleur lui montant au bras.

Kate finit par retirer le pied. - Évidemment qu'il parlait de moi. Qui d'autre pourrait intéresser un homme comme lui ?

Alessandra, les yeux baissés, ne répondit rien.

- Et pourtant, tu lui as montré ta face hideuse ! Et s'il se croyait ensorcelé ? Tu veux qu'il nous fasse payer ta malédiction, c'est ça ? Tu crois que Père te protégera ?

La chaussure revint, brutale.

- N... non.

- Alors reste enfermée ici et-

- Kate !

Desmond apparut dans l'encadrement de la porte, la colère au bord des lèvres. - Cesse immédiatement !

- Père, je... Elle-

Mais sous son regard sévère, Kate se tut. - Le duc l'a vue hier soir. Ils ont parlé, ajouta-t-elle, presque honteuse.

Desmond se tourna vers Alessandra, stupéfait. Pourquoi le duc n'avait-il rien dit ? - Laisse-nous, Kate. Je m'en charge.

Sa fille battit du pied, furieuse, puis quitta la pièce d'un pas sec.

La main d'Alessandra tremblait, mais le soulagement surpassait la douleur. Elle reprit le plateau et rentra dans sa chambre.

Desmond, d'un ton plus doux, s'approcha. - Ma fille, explique-moi. Pourquoi étais-tu dehors ? Tu savais qu'il y avait réception.

- J'avais faim. Personne n'a apporté le dîner, et le jardin m'est interdit. Alors j'ai voulu aller vite.

Le baron hocha la tête. Il comprenait, mais le nom du duc éveillait en lui mille craintes. - Et que vous êtes-vous dit ?

- Il m'a seulement demandé s'il pouvait fumer à cet endroit... et a mentionné Kate comme possible épouse.

Les yeux de Desmond brillèrent soudain. Voilà qui confirmait ses espoirs : Edgar s'intéressait enfin à sa cadette. Peut-être que leurs dettes trouveraient bientôt solution.

- Cet homme est imprévisible, mais il a bon goût, souffla-t-il, satisfait.

Pourtant, son ton se fit plus grave : - Tu ne devrais pas sortir sans permission. Et si j'avais eu des invités dans le jardin ?

Alessandra baissa les yeux. Je devrais donc mourir de faim ? pensa-t-elle. - Pardon, Père.

- Ce n'est rien. Le tort revient à ceux qui ont oublié ton repas. Quant à Kate... elle agit pour protéger la famille. Edgar a le pouvoir de nous anéantir, souviens-t'en.

Sa voix se radoucit. - Tu dois te sentir bien seule ici. Que puis-je faire pour t'occuper ?

- J'aimerais peindre la ville, dit-elle après un silence. Je n'ai plus de sujet. Si je pouvais simplement la voir depuis une calèche... Je ne descendrai pas, je te le promets.

Desmond hésita. Katrina désapprouverait sûrement. Mais s'il refusait tout, Alessandra chercherait d'autres moyens de s'échapper. Après la scène de Kate, il devait apaiser les choses.

- Très bien. Mais promets-moi de ne jamais quitter la calèche.

- Je te le promets, répondit-elle avec un mince sourire qu'il ne vit pas.