Ma voix était plate, sans l'énergie habituelle. À l'extérieur, j'étais Alexandre Dubois, l'architecte talentueux, le chef de projet respecté. À l'intérieur, un vide glacial s'était installé. Mon regard s'est perdu sur l'écran de mon ordinateur, où les plans complexes du bâtiment s'affichaient. Mais je ne les voyais pas. Je voyais d'autres images, des images qui tournaient en boucle dans ma tête, des images que je ne pouvais partager avec personne. La discussion a continué autour de moi, légère et professionnelle, mais chaque mot, chaque rire, était un son distant, comme si j'étais sous l'eau. Mon esprit était ailleurs, dans notre grand appartement moderne, un lieu que j'avais moi-même conçu, devenu une scène de théâtre pour une pièce cruelle.
La journée de travail s'est enfin terminée. J'ai attendu que tout le monde parte, prétextant devoir finaliser quelques détails. Le silence de l'agence était lourd. J'ai sorti mon téléphone personnel, celui que personne ne connaissait, et j'ai composé un numéro.
« C'est moi. »
« Tout est prêt ? » a demandé une voix de femme, calme et professionnelle. C'était Isabelle Moreau, la détective privée que j'avais engagée.
« Oui, » ai-je répondu, le mot sortant avec difficulté de ma gorge serrée. « Le voyage est confirmé pour la semaine prochaine. Les billets sont pris. Tout est en place. »
« Bien. Je m'occupe du reste. Soyez prudent, Alexandre. »
« Je le serai. »
J'ai raccroché. La décision était prise, irrévocable. Je devais simuler ma mort. C'était la seule issue, la seule façon de me libérer de cette vie devenue un mensonge.
Il y a cinq ans, ma vie était parfaite. J'avais rencontré Chloé Lambert lors d'un vernissage. Elle était solaire, pleine de vie. Une jeune blogueuse mode qui commençait à se faire un nom. Son charisme m'avait immédiatement séduit. J'étais un architecte en pleine ascension, elle était une étoile montante des réseaux sociaux. Nous étions le couple idéal, celui qu'on montre dans les magazines. On s'est mariés rapidement, une évidence. J'ai dessiné notre appartement, un nid d'amour avec une vue imprenable sur la ville. Je la soutenais dans sa carrière, fier de son succès. C'est moi qui lui ai présenté Marc Lefèvre, mon meilleur ami depuis l'université, pour qu'il devienne son agent. Je pensais que c'était une bonne idée. Marc était intelligent, ambitieux. Je lui faisais une confiance aveugle. Quelle erreur. Au début, tout allait bien. Le succès de Chloé a explosé. Elle est devenue une influenceuse majeure. Mais peu à peu, elle a changé. Elle était de plus en plus absente, toujours en déplacement avec Marc. Au début, je mettais ça sur le compte du travail. Mais un doute a commencé à s'installer, une petite fissure dans la façade parfaite de notre vie.
Le doute est devenu une certitude il y a six mois. J'avais fait installer des caméras de surveillance dans l'appartement après un prétendu cambriolage. En réalité, je voulais juste avoir l'esprit tranquille quand je partais en déplacement. Je n'avais jamais eu l'intention de les regarder. Jusqu'à ce soir-là. J'étais en voyage d'affaires à Berlin. Chloé était censée être seule à la maison. Par curiosité, j'ai ouvert l'application sur mon ordinateur. L'image du salon est apparue, nette et claire. Et je les ai vus. Chloé et Marc. Sur notre canapé. Le canapé que j'avais choisi avec elle. Ils n'étaient pas en train de parler de travail. La main de Marc était sur sa cuisse, et elle riait, la tête penchée en arrière, d'un rire que je connaissais trop bien. Puis il l'a embrassée. Un baiser long, passionné. J'ai senti une douleur physique dans ma poitrine, si intense que j'ai eu du mal à respirer. J'ai regardé, paralysé, pendant ce qui m'a semblé une éternité. J'ai vu mon meilleur ami et ma femme faire l'amour dans mon propre salon. La rage et le dégoût m'ont submergé. J'ai failli vomir.
Ce soir, en rentrant à la maison après mon appel avec Isabelle, tout semblait normal. Chloé m'a accueilli avec un grand sourire, ses bras autour de mon cou.
« Mon amour, tu as passé une bonne journée ? »
Elle m'a embrassé. J'ai senti l'odeur de son parfum, mélangée à une autre, une eau de Cologne que je connaissais par cœur. C'était celle de Marc. J'ai dû faire un effort surhumain pour ne pas la repousser. Je l'ai laissée m'enlacer, mon corps rigide. Elle n'a rien remarqué, ou a fait semblant de ne rien remarquer.
« Je suis épuisée, » a-t-elle dit en se dirigeant vers la cuisine. « Une journée de folie avec Marc. On a signé un contrat énorme. »
J'ai hoché la tête, un goût amer dans la bouche. Elle me mentait. Elle me mentait en me regardant dans les yeux. Je savais où elle avait passé son après-midi. Isabelle m'avait envoyé les photos. Chloé et Marc, sortant d'un hôtel discret en périphérie de la ville. Les images étaient floues, mais on les reconnaissait sans peine. Ce n'était pas juste une liaison. C'était une trahison systématique, organisée. Elle ne se contentait pas de me tromper avec mon meilleur ami. Elle me volait. En vérifiant nos comptes communs, j'avais découvert des virements importants vers un compte inconnu, un compte que j'ai fini par tracer jusqu'à Marc. Elle finançait sa double vie avec mon argent. C'était ça, la vérité. Une vérité si laide, si sordide, qu'elle rendait ma décision encore plus facile. Je n'allais pas divorcer. Je n'allais pas lui donner la satisfaction d'un scandale public et d'une pension alimentaire. J'allais disparaître. J'allais mourir à ses yeux. Et j'allais observer, de loin, comment les pions tomberaient sur l'échiquier que j'avais laissé derrière moi.