La kermesse de l'école battait son plein. Le soleil tapait fort sur la cour de récréation de Lyon, remplie des cris joyeux des enfants. Ma fille, Chloé, me tirait par la main, ses yeux brillant d'excitation.
« Maman, regarde ! La course en sac ! On la fait ensemble ? »
Je lui ai souri, essayant de cacher la déception qui me serrait la gorge.
« Bien sûr, ma chérie. Mais on attend papa, d'accord ? Il va bientôt arriver. »
C'était un mensonge. Je le savais. Robert, mon mari, m'avait envoyé un texto une heure plus tôt.
« Juliette, je suis débordé. Réunion de dernière minute avec les investisseurs. Impossible de venir. Amusez-vous bien. »
J'avais passé des années à me convaincre que ses absences étaient nécessaires. Robert était un manager ambitieux dans une start-up technologique. Il voulait réussir par lui-même, et pour protéger son ego fragile, j'avais tout caché. Mon nom, ma famille, l'immense fortune des Fowler, vignerons à Bordeaux depuis des générations. Pour lui, j'étais juste Juliette, une femme au foyer ordinaire qui avait abandonné sa carrière pour l'élever, lui et notre fille.
Chloé a fait la moue. « Il dit toujours ça. »
Son innocence m'a fendu le cœur. C'est à ce moment-là que je l'ai vu. De l'autre côté de la cour, près du stand de pêche aux canards. Robert. Il riait, penché vers une femme que je connaissais trop bien : Cécilia Moore, son assistante. À côté d'eux, un petit garçon, Léo, le fils de Cécilia, applaudissait, un énorme ballon rouge à la main.
Ils ressemblaient à une famille parfaite. Une famille heureuse.
Mon sang s'est glacé. Il n'était pas en réunion. Il était là, avec elle. Mon téléphone a vibré dans ma poche. Un nouveau message de Robert.
« Je t'ai vue. Ne fais pas de scène. On en parlera plus tard. »
Une colère froide m'a envahie. Une scène ? C'était lui qui créait cette situation, pas moi.
J'ai pris une profonde inspiration, forçant un sourire pour Chloé.
« Tu sais quoi ? On n'a pas besoin de papa pour s'amuser. Allons faire cette course en sac, juste toi et moi ! »
Chloé a crié de joie, oubliant son père instantanément. Nous nous sommes dirigées vers la ligne de départ. Cécilia et Robert nous ont vues approcher. Le sourire de Robert s'est figé. Cécilia, elle, m'a regardée avec un air de défi.
La course a commencé. J'ai sauté, riant avec Chloé, essayant d'ignorer le regard des autres parents. Pour un instant, j'ai réussi. J'ai senti une bouffée de joie, un bref répit. Nous étions en tête.
Alors que nous approchions de la ligne d'arrivée, Cécilia, qui participait avec Léo, s'est rapprochée de moi. J'ai senti quelque chose heurter ma cheville. J'ai perdu l'équilibre et je suis tombée lourdement sur le sol en gravier.
Une douleur fulgurante m'a transpercé la jambe.
« Maman ! » a crié Chloé, en larmes.
Robert s'est précipité, mais il ne s'est pas arrêté à mes côtés. Il est passé devant moi pour aider Cécilia à se relever, elle qui feignait d'avoir trébuché aussi.
« Cécilia, ça va ? Tu n'as rien ? » a-t-il demandé, sa voix pleine d'inquiétude.
Il m'a jeté un regard glacial. « Juliette, arrête ton cinéma. Tu as fait peur à Léo. »
Il a levé la main vers l'organisateur. « Annulez la course ! C'était un accident. »
Puis, il s'est tourné vers le fils de Cécilia. « Ne t'inquiète pas, champion. On va aller t'acheter la plus grosse glace pour te consoler. »
Chloé, voyant son père partir avec cette autre famille, a couru vers lui.
« Papa ! Attends-moi ! »
Léo, le fils de Cécilia, l'a poussée violemment. « C'est mon papa ! Pas le tien ! »
Chloé est tombée à son tour. Robert n'a pas bougé pour aider sa propre fille. Il a mis un bras protecteur autour des épaules de Léo.
Il s'est tourné vers Chloé, allongée par terre, et a dit d'une voix sans âme : « Quel est ton problème, petite ? Tu as besoin de lunettes ? »
Mon monde s'est effondré. J'ai senti la fracture dans ma cheville, mais la douleur dans mon cœur était bien pire. Je me suis relevée en boitant, j'ai pris Chloé dans mes bras.
J'ai regardé Robert droit dans les yeux.
« Le père de ma fille vient de mourir. »
Puis, j'ai tourné le dos et je suis partie, laissant derrière moi les ruines de ma vie.