Il avait écrit des poèmes pour elle, maladroits mais sincères. Il l'écoutait pendant des heures parler de son grand-père, de son enfance simple. Il semblait la comprendre.
Il avait même essayé d'apprendre à coudre, un soir, dans son petit appartement, pour "comprendre son monde". Ils avaient ri aux larmes devant sa maladresse.
Ces souvenirs étaient doux, mais maintenant, ils brûlaient. Chaque geste tendre du passé rendait la trahison actuelle plus amère. Comment cet homme, si dévoué, si aimant, avait-il pu devenir celui qui la repoussait pour une autre, qui la laissait blessée et seule ?
Le contraste était un supplice. La perte de cet amour-là, celui des débuts, était plus douloureuse encore que les humiliations présentes. C'était comme si on lui avait volé non seulement son présent, mais aussi la beauté de son passé.
Sophie s'est relevée péniblement. Sa tête tournait. Personne n'était venu voir comment elle allait. Les domestiques avaient dû entendre l'altercation, mais personne n'osait intervenir contre Isabelle, la nouvelle maîtresse de maison de facto.
Elle est allée dans la petite salle de bain des employés, au sous-sol. Son reflet dans le miroir était celui d'une étrangère : pâle, les yeux cernés, une ecchymose qui commençait à se former sur sa tempe.
Elle a pris une serviette, l'a mouillée à l'eau froide et l'a appliquée sur sa blessure. Chaque contact ravivait la douleur physique, mais aussi la douleur morale.
Abandonnée. C'était le mot. Il l'avait laissée là, pour courir au chevet d'Isabelle et de sa comédie.
Elle a pensé appeler un médecin, mais pour quoi dire ? Que le grand Alexandre de Courmont l'avait blessée en protégeant sa femme ? Elle n'avait pas d'argent pour une clinique privée. L'hôpital public était loin.
Elle s'est assise sur le carrelage froid, laissant l'eau couler sur la serviette et sur ses mains. La solitude était écrasante. Le silence du manoir, après l'agitation, était encore plus oppressant. Elle était une intruse, une gêne.
Tard dans la soirée, Alexandre est revenu. Il l'a trouvée dans la cuisine, buvant un verre d'eau, le regard vide.
Il avait l'air fatigué, coupable.
"Sophie... je... je suis désolé pour tout à l'heure."
Elle n'a pas répondu.
"Isabelle était très secouée. Tu sais comment elle est... fragile."
Fragile ? Sophie a eu un rire sans joie. Isabelle était aussi fragile qu'un bloc de granit.
"Elle a eu peur. Et ma famille... la pression... tu dois comprendre la situation."
Comprendre. Encore ce mot. Comprendre qu'elle devait toujours passer après. Comprendre qu'elle devait souffrir en silence.
"Je ne voulais pas te faire de mal," a-t-il continué, sa voix pleine d'un remords qui sonnait faux aux oreilles de Sophie. "C'était un accident."
Sophie l'a regardé enfin. Ses yeux étaient secs.
"Un accident ?" Sa voix était basse, presque un murmure. "Tu l'as choisie, Alexandre. Tu l'as protégée, elle. Tu m'as laissée."
"Ce n'est pas si simple..."
"Si. C'est très simple."
Elle avait atteint un point de non-retour. Ses explications, ses excuses confuses, glissaient sur elle comme de l'eau. La confiance était brisée, pulvérisée. Il n'y avait plus rien à réparer.
"Je suis fatiguée, Alexandre," a-t-elle dit. "Je veux juste dormir."
Elle s'est levée et est partie vers la petite chambre qu'on lui avait assignée, loin des appartements principaux. Il ne l'a pas retenue. Le fossé entre eux était devenu un abîme.