Ce jour-là, un homme grand et élégant est entré dans l'atelier. C'était Alexandre de Courmont. Son nom était sur toutes les usines textiles du Nord. Il inspectait les machines, mais ses yeux se sont posés sur Sophie. Un long regard. Sophie a senti son cœur battre plus vite. Lui aussi. Ce fut un coup de foudre, simple et direct.
Quelques semaines plus tard, Alexandre a annoncé à sa famille qu'il aimait Sophie. Une ouvrière.
La réaction fut glaciale.
Le conseil de famille s'est tenu dans le grand salon du manoir des de Courmont. Lustres en cristal, portraits d'ancêtres aux murs. Madame Adélaïde de Courmont, la matriarche, trônait au centre. Son visage était dur.
"Une ouvrière ?" Sa voix était tranchante comme du verre. "Un de Courmont n'épouse pas une ouvrière. L'héritage avant tout."
Alexandre s'est levé. Il était pâle mais déterminé.
"Je l'aime, grand-mère. Si je ne peux pas être avec Sophie, alors je renonce à ma position dans l'entreprise. Je renonce à tout."
Un silence lourd a rempli la pièce.
Adélaïde a souri froidement. "Soit. Tu n'auras plus accès aux fonds de la famille. Tes responsabilités te sont retirées. Nous verrons combien de temps ton 'amour' survivra sans le confort des de Courmont."
Alexandre a encaissé. Il est parti sans un mot de plus.
Les jours suivants furent difficiles. Plus de voiture avec chauffeur, plus de compte en banque bien garni. Il a trouvé un petit appartement. Sophie s'inquiétait, mais il la rassurait.
"Ne t'en fais pas, mon amour. Nous serons heureux."
Mais la pression était immense.
Quelques mois plus tard, la famille de Courmont a rappelé Alexandre. Pas par affection. Par calcul.
Adélaïde lui a parlé, seule à seule cette fois.
"Nous avons réfléchi. Ce scandale nous nuit. Nous te proposons un compromis."
Alexandre a écouté, méfiant.
"Tu pourras envisager un avenir avec cette Sophie..."
Un espoir a brillé dans les yeux d'Alexandre.
"... mais seulement après avoir assuré la pérennité de notre lignée. Tu auras un enfant avec Isabelle Dubois."
Isabelle Dubois. Fille d'un riche propriétaire terrien, partenaire commercial des de Courmont. Une alliance stratégique parfaite. Elle était belle, calculatrice, et voulait Alexandre.
"Un enfant," a répété Adélaïde. "Pour consolider nos affaires. Ensuite, tu seras libre de tes choix, peut-être." Ce "peut-être" était lourd de menaces.
Alexandre a retrouvé Sophie. Il avait l'air abattu.
"Sophie, ma chérie... ils... ils acceptent, en quelque sorte."
"Vraiment ?"
"Oui, mais... il y a une condition. Je dois... je dois avoir un enfant avec Isabelle Dubois. Pour la famille, pour l'entreprise."
Le visage de Sophie s'est décomposé.
"Attends encore un peu, Sophie," a-t-il supplié. "Juste un peu. C'est une formalité. Après, nous serons ensemble, je te le promets."
Les "Attends encore un peu, Sophie" commençaient.
Le temps a passé. Alexandre a épousé Isabelle lors d'une cérémonie discrète mais luxueuse. Sophie n'y était pas. Elle attendait, le cœur lourd.
Bientôt, Isabelle a annoncé sa grossesse.
Une fille est née. Jolie, mais une fille.
Dans le salon des de Courmont, l'ambiance était tendue.
"Une fille," a sifflé Adélaïde, regardant Alexandre avec déception. "Ce n'est pas suffisant. La lignée de Courmont a besoin d'un héritier mâle. Pour porter le nom, pour diriger l'empire."
Alexandre a baissé la tête. La pression s'intensifiait.
Il est retourné voir Sophie, les épaules voûtées.
"Encore un peu, mon amour," a-t-il murmuré, la voix pleine de lassitude. "Ils veulent un fils. Après ça, c'est promis, tout sera fini."
Sophie pleurait en silence. Combien de "encore un peu" devrait-elle supporter ?
Isabelle est de nouveau tombée enceinte. Cette fois, un fils est né.
La famille de Courmont a célébré. L'héritier était là.
Alexandre pensait enfin être libre. Il s'est trompé.
Un jour, Isabelle a vu la montre à gousset de Sophie. Sophie la portait, comme toujours, un lien avec son passé, sa fierté.
"Quelle jolie montre," a dit Isabelle, son regard brillant de convoitise. "Elle irait si bien avec ma nouvelle robe."
Sophie a serré la montre contre elle. "C'est à moi. Elle appartenait à mon grand-père."
Plus tard, Isabelle s'est plainte à Alexandre.
"Cette ouvrière a une montre que je veux. Tu devrais me la donner. Ce serait un signe que tu tiens à moi, à notre famille."
Alexandre était fatigué. Fatigué des disputes, de la pression, de tout.
Il est allé voir Sophie.
"Sophie, pourrais-tu... pourrais-tu donner ta montre à Isabelle ?"
"Quoi ? Mais Alexandre, tu sais ce qu'elle représente pour moi !"
"Je sais, je sais. Mais c'est... c'est un geste d'apaisement. Pour calmer les choses. Je t'en achèterai une autre, plus belle."
"Je ne veux pas d'une autre montre !"
Mais il a insisté, supplié, parlé de paix, de la nécessité de ne pas provoquer Isabelle.
Finalement, le cœur brisé, Sophie a cédé. Elle lui a donné la montre. Alexandre l'a immédiatement donnée à Isabelle, qui l'a arborée avec un sourire triomphant.
Sophie ne pouvait pas le supporter. Voir cette femme porter le souvenir de son grand-père.
Elle est allée trouver Isabelle.
"Rends-moi ma montre."
Isabelle a ri. "Pourquoi ferais-je cela ? Alexandre me l'a donnée."
"Elle est à moi !" Sophie a tendu la main.
Une altercation a éclaté. Des mots durs, puis Isabelle a fait semblant de perdre l'équilibre.
"Au secours ! Elle m'attaque !"
Alexandre est arrivé en courant. Il a vu Isabelle, l'air fragile, et Sophie, le visage rouge de colère.
Sans réfléchir, il a repoussé Sophie violemment. "Laisse-la tranquille !"
Sophie a trébuché en arrière, sa tête a heurté le coin d'un meuble. Une douleur vive l'a traversée.
Isabelle s'est mise à gémir. "Oh, Alexandre, je crois que je vais m'évanouir... Ma tension..."
Alexandre, paniqué par l'état (simulé) d'Isabelle, l'a prise dans ses bras.
"Je t'emmène à la clinique, ma chérie. Tout va bien se passer."
Il est parti en trombe avec Isabelle, la conduisant dans une clinique privée luxueuse.
Sophie est restée seule, assise par terre, la tête douloureuse, le cœur en miettes. La trahison était claire, brutale. Il avait choisi.