« Voici trois cent mille euros. » Elle poussa le chèque vers Amélie. « C'est une somme considérable. Assez pour vous permettre de refaire votre vie, loin de Paris, loin d'Antoine. »
Amélie fixa le chèque. Son cœur battait douloureusement dans sa poitrine. Antoine était devenu si distant ces derniers temps, si froid. Elle se sentait déjà seule, même avec lui. Cette offre, c'était comme une confirmation brutale de ce qu'elle redoutait.
Elle releva les yeux vers Madame de Valois. Une résignation amère la submergea.
« J'accepte, Madame, » dit Amélie, sa voix étonnamment stable.
Elle prit le chèque. Le papier était froid sous ses doigts. Elle le plia soigneusement et le mit dans son sac usé. L'humiliation brûlait, mais elle ne laissa rien paraître.
Amélie quitta le salon de thé. Le soleil parisien lui semblait cruel. Elle marcha, sans vraiment savoir où elle allait. Ses pieds la portèrent vers Montmartre, vers son petit appartement sous les toits. L'endroit où elle vivait avant Antoine, avant que sa vie ne bascule.
En montant les escaliers étroits, chaque marche ravivait un souvenir. C'était il y a un an. Un soir d'orage. Elle avait trouvé un homme blessé, inconscient, près de sa porte. Il n'avait pas de papiers, pas de mémoire. Juste des yeux bleus perdus quand il s'était réveillé.
Elle l'avait recueilli. Son studio était minuscule, à peine assez grand pour une personne. Mais elle avait partagé son pain, son lit, ses maigres économies. Elle l'avait soigné. Elle l'avait appelé Léo, un nom simple, doux, comme l'homme qu'il semblait être.
La nostalgie était une douleur sourde. Cet amour, né dans la simplicité et l'anonymat, semblait si loin maintenant. Un rêve évanoui. Le contraste avec la scène du salon de thé, avec le chèque froid dans son sac, était insupportable.
Avec "Léo", la vie était simple, mais pleine d'une joie pure. Il travaillait comme livreur à vélo, un travail honnête. Amélie continuait ses études d'art et ses petits boulots. Ils n'avaient pas grand-chose, mais ils avaient Paris. Le Paris populaire, celui des artistes et des amoureux.
Ils faisaient des pique-niques sur les quais de Seine avec du pain frais et du fromage bon marché. Ils exploraient les marchés aux puces de Saint-Ouen, main dans la main. Un jour, Léo lui avait offert un petit foulard en soie, trouvé chez un bouquiniste. Un trésor pour Amélie. Il s'était même fait tatouer discrètement un "A" sur la clavicule. Pour elle. Un geste secret, intime.
Puis, un jour, la mémoire d'Antoine était revenue. Brutalement. Léo n'existait plus. Il était Antoine de Valois, héritier d'un empire du luxe. Le choc fut immense pour Amélie.
Il l'avait emmenée vivre dans l'hôtel particulier familial, avenue Foch. Un palais froid et immense. Et là, Antoine avait changé. Ou plutôt, l'homme qu'elle connaissait avait disparu, remplacé par cet héritier préoccupé par les affaires, par son image, par les attentes de sa famille. Il était devenu distant, ses yeux bleus ne la regardaient plus avec la même tendresse. La fracture grandissait chaque jour.
Amélie était assise sur le lit de la chambre immense, dans cet hôtel particulier qui n'était pas chez elle. Elle tenait un magazine "Point de Vue" entre ses mains. En couverture, Antoine souriait. À côté de lui, une femme élégante, Charlotte de Beaumont. Le titre annonçait un gala de charité, mais les photos racontaient une autre histoire. Une histoire de complicité, d'un couple "approprié".
La douleur serra la gorge d'Amélie. C'était clair maintenant. Leur histoire, celle d'Amélie et Léo, puis d'Amélie et Antoine, était terminée. Il n'y avait plus de place pour elle dans sa vie.
Elle pensa au chèque de Madame de Valois. Trois cent mille euros. Une fortune pour elle. Elle ne voulait pas de cet argent sale, mais c'était aussi une porte de sortie. Une chance de partir, de poursuivre ses études d'art loin de Paris, loin de ce monde qui la rejetait.
Elle prit une décision silencieuse. Elle utiliserait cet argent. Elle partirait à l'étranger. Florence, peut-être. Étudier le design. Se reconstruire. C'était la seule chose à faire. Une tristesse infinie l'envahit, mais aussi une étrange forme de résolution.
Quelques jours plus tard, Amélie avait commencé à faire ses valises mentalement. Elle devait régler quelques affaires avant de partir. Un soir, alors qu'elle cherchait un livre d'art dans une librairie près du George V, elle tomba sur une scène qui lui glaça le sang.
Antoine et Charlotte de Beaumont dînaient dans le restaurant étoilé de l'hôtel. Ils riaient, semblaient proches. Amélie s'arrêta net, son cœur manquant un battement. Elle voulut faire demi-tour, disparaître. Mais Antoine la vit.
Son sourire s'effaça. Un masque froid couvrit son visage. Il se leva et s'approcha d'elle, la toisant.
« Amélie ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu nous espionnes maintenant ? » Sa voix était dure, accusatrice.
Le choc la pétrifia. Espionner ? Elle voulait juste acheter un livre. L'humiliation la submergea. Charlotte les observait avec un petit sourire en coin, l'air faussement innocente. Les mots d'Antoine confirmaient toutes ses craintes. Il ne la voyait plus que comme une gêne, une intruse.
Charlotte de Beaumont se leva gracieusement et rejoignit Antoine. Elle posa une main sur son bras.
« Antoine, chéri, ne sois pas si dur. Mademoiselle... Dubois, n'est-ce pas ? Peut-être voulait-elle simplement nous saluer. » Sa voix était douce, presque mielleuse, mais ses yeux brillaient d'une lueur triomphante.
Amélie ne savait que dire. Elle se sentait piégée, humiliée.
Soudain, Charlotte fit un geste ample avec sa main, comme si elle perdait l'équilibre. Un plat de fruits de mer, posé sur une desserte proche, bascula. Le contenu – crevettes, moules, langoustines – se déversa directement sur la main d'Amélie.
« Oh, mon Dieu, je suis tellement désolée ! » s'exclama Charlotte, l'air catastrophé. « Quelle maladresse de ma part ! »
Amélie sentit immédiatement une brûlure intense. Elle était gravement allergique aux fruits de mer. Une réaction pouvait être dangereuse.
Antoine ne regarda même pas Amélie. Il prit le bras de Charlotte. « Ce n'est rien, Charlotte. Un petit accident. Viens, retournons à notre table. » Il la reconduisit, laissant Amélie seule, sa main commençant à enfler et à rougir violemment. La trahison était totale, l'injustice flagrante.
La douleur sur la main d'Amélie devint insupportable. Des plaques rouges apparaissaient déjà sur son bras. Elle devait rentrer, prendre ses médicaments d'urgence. Elle jeta un dernier regard à Antoine. Il était assis, écoutant Charlotte lui parler avec animation, comme si rien ne s'était passé. Il ne lui avait pas adressé un mot, pas un regard inquiet.
Elle sortit du restaurant en titubant, les larmes lui montant aux yeux. Dehors, l'air frais de la nuit lui fit du bien, mais la douleur physique se mêlait à une douleur émotionnelle encore plus vive.
Dans le taxi qui la ramenait à l'hôtel particulier, elle se souvint de Léo. De la façon dont il prenait soin d'elle quand elle avait une simple grippe. Il lui préparait des tisanes, lui lisait des poèmes. Cette tendresse semblait appartenir à une autre vie, à un autre homme.
Le Léo qu'elle avait aimé n'aurait jamais permis ça. Il l'aurait protégée. Il l'aurait emmenée à l'hôpital. L'Antoine d'aujourd'hui, cet étranger froid et distant, l'avait abandonnée à sa souffrance. La perte de leur connexion était un gouffre béant.