Chapitre 2 1. Perles de sang

- J'ai de la cocaïne, si tu veux. Ça te fera du bien.

Un nouvel hoquet me coupe la respiration avant que le goût acide de mon petit-déjeuner ne remonte dans ma gorge. Un spasme me traverse avant de recracher dans un bruit graveleux les derniers nutriments de mon alimentation. Je me laisse tomber contre la paroi en plastique des toilettes, les paupières closes, pour retrouver un semblant de souffle dans les halètements qui m'étreignent la gorge. Je tends la main d'un geste fébrile, les doigts tremblants. Alicia y dépose un petit sachet opaque empli d'une poudre blanche peu épaisse. J'arque un sourcil avant de le lui rejeter dans un grognement nerveux. Elle s'abaisse pour le ramasser en me grondant :

- Hé, ma came ! Ça coûte une fortune, pétasse. Fais attention, putain...

- Je n'en veux pas de ta poudre, donne-moi un truc à avaler. Tu crois que j'ai que ça à faire de renifler tes merdes ?

- Je n'ai plus d'ecstasy, ma belle.

- Je suis censée aller mieux comment, alors ?

Elle hausse ses deux épaules blanches découvertes par un débardeur rose. Ses longues boucles rousses retombent dans son dos et dégage son visage lumineux qui m'offre un sourire suffisant mêlé d'une pointe d'inquiétude. Elle me regarde comme si un anneau blanc éclairait son visage juvénile, prouvant que ses conseils – ou de ce que l'on en pense – sont la solution à tout. Mon regard noir la rebute aussitôt et son inquiétude disparaît pour laisser place à un large sourire qui offrent deux lignées de dents blanches et brillantes.

- Et si tu essayais de ne pas y penser ? Ça va te tuer, si tu continues.

Un sanglot amer remonte dans ma gorge et se mélange au goût âcre du liquide expulsé. Je presse mes lèvres tremblantes, sans savoir quoi dire, et me redresse difficilement sur mes deux jambes, ébranlées par les tremblotements de ma piteuse santé. Alicia m'attrape le bras et me tire presque dehors, contrariée par mon mutisme.

Je tente tant bien que mal de l'écouter, de faire preuve d'un peu d'attention. Mais je sais déjà ce qu'elle va me dire : « arrête d'y penser, tu n'y es pas encore. Imagine que tu dors, ou essaies de positiver. » Toutes ses réponses sont d'une débilité affligeante : elle le doit très probablement à sa bêtise chronique. Malgré qu'elle soit incroyablement belle et douée au lit – fait que je ne pourrais jamais contredire – elle n'a rien dans la tête. Absolument rien. Pas même une once d'intelligence. C'est une fille bête et qui ne porte que très peu d'intérêt aux études. Mais ce n'est pas entièrement de sa faute. Je connais tous les membres de sa famille, jusqu'au cousin le plus éloigné, et la bêtise va de pair dans une si grande famille pourtant chaleureuse et unie. Ils assument tous de ne pas avoir fait beaucoup d'études, ou de ne pas avoir mener la vie qu'ils auraient voulue. Ils assument totalement de ne pas être très futés et de n'avoir aucune culture générale. Et je crois que je les respecterais toujours pour ça, parce qu'au-delà de ce défaut visible, il en reste que j'ai rarement vu une famille aussi soudée et apaisante. La mère d'Alicia s'est toujours inquiétée pour ma santé, a toujours su me dire quoi prendre pour aller mieux. De ce fait, je n'en veux pas non plus à Alicia. Après tout, elle n'est pas méchante. Simplement oisive et puérile.

C'est pour ça que je ne la contredis jamais. A quoi bon, de toute façon ? Elle ne peut pas comprendre la pression qui me pèse quand je suis devant ma maison en sachant pertinemment que je vais vivre un enfer. Elle ne sait pas non plus ce que cela fait d'être acculée dans des situations invraisemblables qui dépassent notre imagination. J'ai moi-même du mal à y croire, parfois.

- Au fait, dit-elle une sucette dans la bouche, tu savais que tu apparaissais dans le journal du lycée ? Il y a même une photo de nous à la soirée de Teni.

Je pousse un soupir qui évacue une petite partie de mon inquiétude. Qu'est-ce-que j'en ai à faire, sérieusement ? Ce stupide journal du lycée, qui ne porte même pas un nom décent (Les Jolies Filles), est coordonnée par des élèves essentiellement féminines et toutes féministes. Une partie d'entre elles sont cheerleaders, et sportives de manière générale. Je me rappelle qu'il y a quelques années, quand j'étais en seconde, le groupe était beaucoup plus mixte et publiait des articles diversifiés, faisait du touche-à-tout. Mais depuis qu'une nana s'est pointée un jour en accusant un garçon de l'avoir violé, tout a radicalement changé. Tu ne pouvais plus appartenir au journal si tu étais un homme et, surtout, il valait mieux pour toi d'avoir les meilleures notes de l'établissement. De mon point de vue, j'ai juste l'impression que c'est un groupe de victimes qui s'est opposé au patriarcat en s'exilant de tout et de tout le monde en espérant renvoyer une image forte. Au lieu de ça, elles ont fait de ce journal qu'un bout de papier qui parle perpétuellement du même sujet : pourquoi les hommes devraient-ils mourir selon elles. De leurs bouches incurvées, elles se proclament féministes en plein combat. Moi je dis « extrémistes ». C'est pour ça que je les fuis comme la peste. Mon côté un peu macho pourrait bien les rebuter et je n'ai pas envie de me retrouver à moitié morte dans une ruelle au beau milieu de la nuit. Parce que oui, ces filles-là sont capables de tout.

Et puis, ce qui est assez triste, au final, c'est que moi aussi j'ai de légères tendances à la violence. Un truc de famille, sans doute. J'ai du mal à me contrôler quand on me pousse à bout, mais ça n'étonne personne, non ?

- Quelle photo ? Soufflé-je pour combler le silence.

Elle me redresse d'un coup d'épaule sans penser un seul instant à mon estomac. Celui-ci fait un bond désagréable mais je frôle seulement la catastrophe : un haut le cœur me tambourine le ventre mais pas d'envie de vomir à l'horizon. C'est déjà ça...

- Celle ou on est complètement torchées, dans le lit. Dire qu'on venait de baiser, quel beau tableau ! rit-elle.

J'étire un sourire à mon tour en me rappelant de cette soirée. Une véritable mascarade, exactement à l'image de Teni. Lui qui est pourtant le premier de la classe, il s'est révélé être le plus grand fêtard du lycée : alcool, drogue, filles, rien ne l'arrête. Il excelle autant à l'école que dans la vie de tous les jours. Ses fêtes sont toujours grandioses, dignes des films X qui font si peur à nos parents. Le problème, c'est qu'après minuit, lorsque nous sommes en petit comité, ça tourne vite à la catastrophe. Quelques shoots d'alcool forts, des filets d'ecstasy, de la musique qui nous tambourine le cerveau et c'est le black out1 assuré. C'est mal et c'est dangereux, on le sait. Mais nous sommes trop jeunes et trop torturés pour y réfléchir. Je préfère ne pas me souvenir d'une nuit que de la passer chez mes parents.

Ce soir-là, il y a deux semaines, on revenait de notre dernier jour d'épreuve pour les Highers. J'avais vidé la bouteille de vin qu'Alicia avait ramenée pour déstresser. Je n'étais pas prête, je n'avais pas touché à mes cours depuis des semaines et une douleur maligne s'amusait à me titiller la nuque. Impossible de rester penchée au-dessus d'une table plus de vingt minutes sans souffrir le martyr. Impossible de prévenir le surveillant sans lui attirer l'attention sur mes yeux injectés de sang. A la fin de la journée, je ne rêvais que d'une chose : tout oublier. Cette nuit, j'ai terminé au lit avec ma meilleure amie, bien que l'on avait aucune idée de ce qu'on faisait là.

- Vous faites pitié, dis donc, soupire une voix masculine en nous voyant.

Alicia s'arrête et m'abandonne pour rejoindre le grand brun qui vient d'apparaître devant nous. Elle glisse ses bras fins autour de sa nuque et lui lance un regard lubrique pour lui voler un long baiser. Ma grimace étire mes traits courbaturés et leur étreinte dégoute mon cœur solitaire. Je les contourne en imitant le bruit du vomi (Alicia lève la jambe assez haut pour me frapper contre la cuisse) puis je m'éloigne, épuisée. Je jette un coup d'œil au soleil qui baigne le stade de foot sur lequel quelques lycéens se sont allongés afin de taper la bronzette. Je me laisse tomber sur le premier banc qui apparaît et baisse les yeux sur la fausse verdure en expirant longuement. La présence d'Alicia se rapproche, puis celle de son copain, et finalement de nos amis dont les cris et les rires mêlent tel un chant monotone qui me rappelle douloureusement que nous ne serons bientôt plus ensemble. Le tout forme un étrange halo dans mon champ de vision, avec des ombres projetées à mes pieds qui se mouvoient trop vite pour mon cerveau. Le temps s'espace en des minutes si longues que j'ai l'espoir de vivre l'heure assez lentement pour qu'elle ne se termine jamais. Pour que jamais ne vienne la fatalité inéluctable de mon existence : rentrer à la maison et revivre ce spectacle que seul l'Enfer aurait pu me préparer.

- Elle est shootée ?

- Non, réponds Alicia, juste en train de dépresser.

- Ce terme n'existe pas, espèce de conne.

Je l'entends hurler mais je ne fais pas attention à ce qui m'entoure. J'ai, tout d'un coup, de longs frissons qui traversent mon échine. Malgré la chaleur accablante, j'ai terriblement froid. Je m'emmitoufle dans mon épais sweat et rabats ma capuche pour ne plus avoir à subir le soleil qui m'aveugle. Comme si je n'existais plus, je presse les doigts contre le tissu, en priant pour disparaître maintenant.

Je supplie un seul instant. Rien qu'un...

- Hé, ne pleure pas, ma belle.

La voix d'Erick m'extirpe de ma solitude grâce à son doigt qui se met à parcourir ma joue pour venir effacer les larmes qui s'empressent de m'échapper. Son doux regard doré et inquiet m'offre un trop-plein de réconfort. Ce garçon, ce frère que j'ai toujours rêvé d'avoir, presse ma main dans la sienne comme si j'étais une gamine de dix ans. Je renifle vulgairement alors qu'il attend, qu'il patiente que j'en finisse avec cette perpétuelle douleur qui m'encombre. J'oublie un instant qu'on est si différents, que lui est aimé et adulé, alors que je suis le rejeton qu'on fuit.

- Je suis tellement fatiguée... laissé-je échapper.

Erick se redresse pour se placer à côté de moi sur le banc. Il glisse son bras autour de mes épaules et me colle contre lui. J'accepte de bon cœur et plonge mon visage contre son épaule en fermant les yeux pour m'imprégner de la douceur qu'il me communique à travers ses caresses dans mes cheveux.

Ma bulle de tendresse, si courte soit-elle, est brutalement brisée avec les cris de mes amis qui se sont élancés sur le terrain. Des hululements féminins s'extirpent après eux quand je me rends compte que des filles que je ne connais pas, ou seulement de vue, ont rejoint les autres. Je retiens mon soupir exacerbé et m'écarte d'Erick qui étire un sourire attristé, à la fois désarmé par la situation encombrante mais amusé par mes habitudes qu'il prend pourtant malin plaisir à rechigner en permanence. Il s'adosse au banc derrière nous et se contente de fourrer ses mains dans les poches.

- J'ai encore le droit de choisir mes amis, tu sais.

Je presse les paupières. Je n'ai pas envie d'être la méchante de l'histoire.

- On n'est pas amis au lycée et tu le sais très bien.

Je serre la mâchoire lorsque j'aperçois Alicia me saluer de la main. Toutes les têtes se tournent vers nous et les regards pressants des filles du lycée m'écrasent les épaules. Erick ne répond rien, parce qu'il sait bien que j'ai raison. Mes ennuis deviendront les siens si on nous voit ensemble et pire, proches comme on l'est. Une simple étreinte dans laquelle on lira avant tout du sexe. Alors qu'il n'y en a jamais eu. Au lycée, la vérité est souvent maquillée, simplement pour la rendre plus attractive. Même quand j'aimerais qu'elle me sauve...

- Tu pleures, Zoey.

Je presse les lèvres et nettoie furieusement mes joues et mes paupières.

- Désolé, marmonné-je.

Erick laisse échapper un petit rire. J'apprécie qu'il ne rétorque pas ou qu'il ne complique pas davantage la situation. J'aimerais aussi officialiser notre amitié. Mais je risque gros rien que de traîner avec lui, et j'ai déjà bien assez de problèmes à prendre en considération pour m'en ajouter.

Je lui jette un regard avant de froncer les sourcils lorsqu'il se met à siffler.

- La belle Natacha en vue, me chuchote-t-il.

            
            

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