Il posa l'assiette sur la table et recula légèrement, lui laissant l'espace nécessaire. Lyra ne se fit pas prier. Elle attrapa aussitôt la nourriture, ses mains tremblantes de faim, et mordit goulûment dans le morceau de viande tendre.
Kael, adossé contre le mur, la regardait en silence. Il n'avait pas réalisé à quel point elle devait être affamée. Ses mâchoires travaillaient rapidement, et elle engloutissait chaque bouchée avec une ardeur presque animale. Cette vision éveilla un étrange mélange de sentiments en lui : de la compassion, mais aussi une certaine admiration. Elle était différente des femmes de sa meute, plus brute, plus instinctive... plus libre.
Lyra, absorbée par son repas, ne prêta d'abord pas attention à son regard posé sur elle. Ce n'est qu'après plusieurs bouchées qu'elle se rendit compte de la manière dont elle mangeait-presque trop voracement. Une rougeur embarrassée s'étendit sur ses joues lorsqu'elle leva les yeux vers Kael.
Leur regard se croisa.
Le temps sembla s'arrêter.
Les prunelles sombres de Kael s'ancrèrent aux siennes, et une étrange tension s'installa entre eux. Une tension douce, presque enivrante. Lyra sentit son cœur rater un battement. Il la regardait avec une intensité troublante, comme s'il voyait au-delà de son apparence fatiguée et de sa faim insatiable.
Elle baissa légèrement les yeux, se mordant la lèvre, mal à l'aise d'avoir été prise en flagrant délit de gourmandise.
- Tu peux continuer, murmura Kael, brisant le silence.
Sa voix était grave, douce, presque caressante.
Lyra releva les yeux, surprise.
- Je... Je mangeais comme une sauvage, murmura-t-elle, gênée.
Kael esquissa un sourire en coin, un sourire léger, indéfinissable.
- Ça ne me dérange pas, répondit-il simplement.
Il y avait dans ses mots une sincérité désarmante qui fit battre le cœur de Lyra un peu plus vite. Elle n'était pas habituée à ce genre d'attention. À la maison, tout était contrôle, discipline, retenue. Ici, face à lui, elle se sentait libre d'être elle-même, même dans un simple repas.
Elle reprit une bouchée, cette fois plus calmement, mais avec un sentiment nouveau qui s'installait en elle. Kael, toujours adossé au mur, l'observait encore, mais différemment maintenant. Plus avec amusement, mais avec une sorte de réflexion silencieuse.
Il se demandait pourquoi il ressentait ce besoin inexplicable de veiller sur elle. Il venait à peine de la rencontrer, pourtant, il savait déjà qu'il ne pourrait pas l'ignorer.
Et alors qu'elle finissait son repas, un silence complice s'installa entre eux. Un silence qui en disait long sur ce qui était en train de naître entre leurs regards échangés, entre les différences de leur passé et ce moment unique qu'ils partageaient, seuls, dans cette maison cachée du monde.
Kael se laissa tomber sur une chaise en bois près de la fenêtre, les bras croisés, un regard pensif tourné vers l'extérieur. La lueur de la lampe à huile jetait des ombres vacillantes sur les murs, mais son esprit était ailleurs, bien loin des détails immédiats de la pièce. Son esprit tournait en boucle autour de Lyra, de sa situation, de ce qu'il pouvait ou ne pouvait pas faire pour l'aider. La réalité de sa position, en tant qu'héritier d'une meute aussi puissante, commençait à se poser comme une montagne difficile à franchir.
Comment la faire entrer dans la meute sans que tout ne parte en vrille ?
Il ferma les yeux un instant, se concentrant sur ses pensées, se forçant à envisager les possibles scénarios. Le plus simple, bien sûr, serait de lui offrir un endroit dans la grande maison, de l'accepter auprès de lui. Mais tout se compliquait dès que l'on touchait à l'organisation de la meute. Son père, Alpha respecté et autoritaire, n'accepterait jamais qu'une étrangère entre sans raison valable dans leur cercle. Ce ne serait pas simplement une question de respecter les traditions-c'était une question de pouvoir, de contrôle.
Et même si, par miracle, son père cédait et acceptait Lyra parmi eux, il savait que tout le reste de la meute serait contre cette décision. Kael n'avait jamais été naïf. Il connaissait parfaitement l'équilibre fragile entre l'Alpha et les autres membres, particulièrement les vieux guerriers qui se méfiaient de tout ce qui sortait de l'ordinaire. Les lois de la meute étaient strictes. Les étrangers, surtout les loups d'autres meutes, n'étaient pas bien vus.
**Le pire scénario ?** Cela compromettrait tout. La paix fragile de leur meute, la position d'autorité qu'il occupait, tout serait menacé. Son père pourrait perdre confiance en lui, et les tensions avec les autres meutes se raviveraient. Une simple erreur pouvait entraîner un désastre. La vision de la meute en guerre, de membres se dressant contre lui, lui serra le cœur.
Il soupira profondément, posant ses coudes sur ses genoux, les mains entrelacées. Ses yeux se posèrent sur Lyra, qui venait de finir son repas, l'air légèrement perdu dans ses pensées. Elle ne méritait pas d'être rejetée à cause de quelque chose qu'elle n'avait pas choisi. Elle s'était échappée d'une meute autoritaire, fuyant un mariage arrangé qu'elle détestait. Ses raisons étaient compréhensibles, et il la comprenait... mais comment faire face à cette réalité cruelle ?
Kael savait que s'il l'intégrerait dans la meute, il risquait de sacrifier une partie de sa position, une partie de ce qu'il avait dû construire au fil des années. Chaque geste, chaque décision, était minutieusement observée par son père et la meute. Faire entrer Lyra dans leur cercle risquait de tout bouleverser, et il n'était pas prêt à voir son monde s'effondrer à cause d'une seule erreur.
Il se redressa lentement, secouant la tête comme pour se défaire de ses pensées qui l'entravaient. Un soupir échappa de ses lèvres. Il devait trouver une solution. Peut-être une solution temporaire, un endroit sûr pour Lyra, loin des regards inquisiteurs de la meute. Mais il fallait aussi éviter d'attirer l'attention de son père. Une tâche délicate, voire impossible.
Kael se tourna vers Lyra, son regard se durcissant à la pensée de tout ce qu'il avait à gérer. Il n'allait pas l'abandonner, c'était certain. Mais il devait prendre les bonnes décisions, et vite. L'Alpha qu'il était, ou du moins celui qu'il devait être, ne pouvait se permettre d'être imprudent.