Chapitre 3 Le quotidien de HI Lake

Samedi 15 octobre,

Cher journal,

Ma tante Tina et sa fille Cœur sont parties voir une expo d'art, ce matin. Elles ont invité KC et j'avoue que je suis un peu jalouse. Bon, ok, peut-être parce qu'elles savent aussi que je suis un peu allergique à l'art, ce qui fait qu'elles n'ont pas songé logiquement à m'inviter. Mais quand même, j'aurais apprécié qu'elles fassent semblant de vouloir passer du temps avec moi. Je me sens délaissée ces derniers temps.

KC les a accompagnés de bon gré mais aussi parce qu'elle n'avait pas trop le choix. Ma tante avait besoin de protection. Et ça c'est non seulement parce qu'elle fait partie des ninjas malchanceux qui naissent avec zéro pouvoir à la naissance. Mais aussi parce qu'elle déteste tout court la culture ninja et a choisi délibérément de ne presque jamais se battre si elle se fait attaquer. Ce qui est pas mal fou à mes yeux! Elle devrait être un peu plus connectée à la réalité, à mon avis. On vit dans un monde de ninjas après tout. Et qui dit ninja dit violence! Des fois, elle me rappelle Henri, mon 2e et plus récent chum. Il n'était tellement pas raisonnable. Et oui, il porte le même prénom que mon père.

Ce gars-là avait la manie de tout critiquer : un éternel insatisfait au point qu'il me drainait mon énergie littéralement. Tu devrais grossir, me disait- il. Ton corps manque de vigueur pour une femme ninja. Tes cheveux sont trop noirs, tes dents trop blanches, ta peau trop parfaite, tu obtiens trop souvent des A etc... En réalité, il n'a jamais dit ces affaires-là, à part sur mon poids-car il me trouve trop maigre-mais ça c'est pour vous montrer à quel point il aimait juger les gens. J'ai fait une « fête » quand on a rompu.

J'ai invité Deyle, Koksy, Emilio et KC à aller à une fête foraine tellement j'étais contente. Et j'ai même payé les entrées pour tout le monde. Moi qui d'ordinaire n'aime pas les fêtes foraines. Avec moi, c'est comme ça. J'accepte uniquement les critiques constructives. Si ce que tu dis ne me rapporte rien-surtout financièrement-à quoi bon me le dire?

Lundi 17 octobre

Cher journal,

Ai-je une fois parlé ou écrit à propos de notre directrice? Si non, je suis dans l'obligation de le faire aujourd'hui. C'est une femme dont l'existence semble avoir été durement éprouvée (mais qui ne l'a pas été de nos jours?) Elle semble âgée d'une cinquantaine d'années, a une courte tignasse grise et portent des lunettes de haute couture. Mme Victoria est une féministe très affirmée et très respectée dans le monde des ninjas (probablement pas très aimée par exemple, car il semble qu'on ne peut pas avoir les deux). J'ai lu quelque part sa biographie que je ne juge pas nécessaire de relater dans mon journal.

Pourquoi alors je veux parler d'elle quand même? Parce qu'elle est une femme qui veut augmenter l'estime de soi des autres femmes (Je ne l'aurais pas cru si je n'avais pas vu ses actions).

Au discours de bienvenue, au collège, elle nous a expliqué que toutes les femmes étaient géniales, capables de grands accomplissements et qu'elle-même était extraordinaire. Ce qui n'était pas faux.

*Note à moi-même : c'était sûr et certain qu'elle était géniale vu sa biographie impressionnante. Elle n'avait pas besoin de nous le dire.

Objectivement, je me suis demandé pourquoi au début elle insistait autant sur les droits des femmes. Les femmes ninjas jouissent d'énormément de privilèges et de droits. Elles sont même considérées comme les égales des hommes ninjas. C'est pour ça que je trouve qu'elle crie inutilement au loup.

Je vais faire des recherches minutieuses en psychologie et sociologie pour me faire ma propre petite idée et je vous reviens là-dessus.

Mercredi 19 octobre,

Cher journal,

J'ai emprunté comme cela se convient deux jours plus tôt un livre sur l'histoire des femmes à Ninja ville. Je suis en pleine recherche pour essayer de comprendre ma directrice. Mais parlons d'autre chose pour l'instant. De ma petite cousine Cœur alias la « Pensée Éthérée » comme elle aime le souligner si souvent, elle-même.

C'est une fille ninja Télépathie c'est-à-dire qui est capable de lire dans les pensées-et toutes les autres capacités qui viennent avec-qui je dois l'avouer me tape sur les nerfs, certains jours. Pas plus tard que ce matin, elle est venue me dire de ne pas m'en faire à propos de Henri. Non mais de quoi je me mêle. Elle a lu dans mes pensées sans mon autorisation encore une fois. Bien sûr, que j'ai repris le contrôle en maitrisant l'utilisation de son pouvoir sur moi. Mais il va falloir que je trouve un moyen de l'empêcher à jamais de rentrer dans ma tête. Je crois que je vais demander à KC un coup de main pour savoir comment l'empêcher de lire mes pensées pour toujours. Ma sœur jumelle a toujours été meilleure que moi à manipuler le psychisme et d'une façon surprenante, elle a réussi cet exploit-là de bloquer à jamais l'accès à ses pensées à n'importe quel ninja télépathe. Moi par-contre, il faut que je bloque les pouvoirs de ma petite cousine à chaque fois qu'on se rencontre.

Mais elle marque un point : il faut que j'oublie définitivement Henri. Il a une autre blonde de toute façon, maintenant. Ce n'est pas qu'il me manque spécialement mais certains jours je me sens un peu seule. Même si je me plais d'habitude dans la solitude, parfois je me rappelle du bon vieux temps. Et cette manie qu'a notre cerveau de nous faire oublier les mauvais moments passés avec quelqu'un et de nous faire garder comme souvenirs seulement les bons. Je suis déterminée à me rappeler de tout pour être capable de faire la juste part des choses. Ah! Je me souviens du bon vieux temps ou Henri, KC, Deyle et même la fatigante de Koksy on se tenait tous ensemble pour manger un hamburger ou une crème glacée. Ah! Ce temps fait partie du passé maintenant.

Jeudi 20 octobre

Cher journal,

Aujourd'hui c'est officiel, la direction n'accepte plus qu'on porte ce qu'on veut et impose le port de l'uniforme. Et ce, même au cégep! Des élèves veulent manifester tandis que d'autres trouvent que ce n'est pas la fin du monde. Je fais partie de ceux qui s'en foutent.

Pourquoi? Eh bien, primo : le port de l'uniforme m'arrange car je n'aime pas réfléchir sur quoi porter chaque jour (j'ai d'ailleurs un genre d'uniforme quotidien comme un t-shirt blanc et des jeans amples noirs). KC et moi, on se ressemble sur ce point : elle-aussi elle a un genre d'uniforme comme un t-shirt gris et des jeans bleus délavés. Secundo : les uniformes proposés à l'école peuvent être tout de même personnalisés c'est-à-dire que les filles-ou les garçons-peuvent choisir des jupes et ou des pantalons, avec capuchon ou sans, bottes courtes ou longues etc...

En bref, il n'y a pas de quoi se plaindre. Moi c'est sûr que je m'achète le traditionnel costume ninja noir avec des pantalons et des bottes noires longues.

Lundi 24 octobre

Cher journal,

Après les cours j'ai décidé de reprendre mon entrainement d'auto fortification (ai-je déjà dit que je suis hypersensible?) Quand j'étais petite, c'était pire. Un rien me faisait pleurer ou rire sans pouvoir me contrôler. A un moment donné, je me suis fâchée et j'ai pris les grands moyens. Si j'avais la fièvre, je me douchais avec un jet d'eau froide pour devenir plus résistante et plus forte. Je me frappais les poings au mur pour que mes poings deviennent plus forts. Je faisais des centaines d'abdos pour que mon ventre devienne plus ferme et mieux soutenir mon dos. Je faisais des push-ups pour avoir des biceps plus forts.

Ça a l'air extrême pourtant ça ne l'est pas. Je n'ai jamais regretté d'avoir travaillé sur ma force physique toute petite. Au début de l'adolescence, j'ai travaillé sur ma force mentale (j'ai travaillé à augmenter mon estime de soi et ma confiance en soi). Les résultats?! Je ne braille plus pour un rien (à cause de mon hyperstimulation); j'ai assez de force pour pouvoir déplacer seule des meubles de ma chambre quand je veux changer la couleur des murs. Ah! Ah! Ma sœur et ma tante, ont tout le temps besoin de mon aide, elles. Enfin, j'ai eu

assez d'estime de soi pour rompre avec Henri qui aimait me rabaisser en public après seulement une semaine de fréquentation. Pourquoi c'est important? Je connais beaucoup de filles ninjas qui se laissent marcher sur le pied juste pour rester avec un gars qui les maltraite. Alors pourquoi arrêter de gagner en force quand c'est quelque chose qui est bon pour moi? Je suis fière de moi.

Mardi 25 octobre

Cher journal,

Aujourd'hui j'ai tenu un peu compagnie à ma sœur KC dans la file d'élèves qui voulaient acheter des uniformes. On était là à attendre patiemment notre tour quand une fille qui était en arrière de moi

s'écria tout à coup :

-Hey t'es pas la fameuse HI Lake par hasard?

-Oui, c'est moi. Enchantée! Répliquai-je, souriant un peu gênée.

(Des fois je regrette d'être la fille de mes parents. Je me fais souvent interpellée à cause de ça. Non, correction KC et moi on se fait souvent interpeller).

-Et elle, c'est ta sœur KC, n'est-ce pas? Continua la jeune fille.

-Oui, répondit KC, et toi, tu es?

-Excuse-moi. Je ne me suis pas présentée. Cynthia N'Diallo. Une ninja Terre.

Moi :

-Enchantée, Cynthia.

On a discuté un bout avec cette fille sympathique qui nous a laissé son email. Elle va au collège Supernova à ce qu'il parait. C'est un collège mixte pour ninjas, le troisième plus réputé de la ville.

Quoi qu'il en soit, des fois, ça me pèse cette célébrité forcée. Ma sœur et moi, à cause de toutes les incroyables contributions communautaires de nos parents, on est des « stars » malgré nous.

Presque tout le monde à Ninja ville nous connaît et nous gâte sans arrêt. Je sais qu'il y en a qui nous

envierait mais c'est plutôt une malédiction au lieu d'être une bénédiction que d'essayer de vivre à la hauteur de la réputation de ses parents. C'est mon côté antisocial qui ressort dans ces moments- là. Mais pour une fois, je fus contente d'être assez connue. Car Cynthia nous a aussi invitées, KC et moi, à une fête chez elle. Ce qui est génial parce qu'elle vient d'une famille riche. Et ça va m'aider à me sentir moins seule. Bon, je crois que je vais mettre mon journal de côté pour un temps et me consacrer davantage à mon entraînement en ce moment.

Lundi 30 octobre

Cher journal,

J'ai lu assez de livres empruntés à la biblio sur le rôle de la femme dans la société pour commencer à comprendre de quoi parlait la directrice.

Finalement, je ne crois plus qu'elle crie au loup pour un rien. Car j'ai enfin compris et accepté une vérité fondamentale : toutes les sociétés sur cette terre (même les plus civilisées et avant-gardistes) sont et resteront à jamais sexistes. Et ce, peu importe les lois, les faveurs et privilèges accordés a la gent féminine.

De tout temps, la majorité des hommes ont maltraité les femmes et ils continueront tout simplement. Le problème, c'est que certaines femmes sont aussi des louves pour d'autres femmes. Je me rappelle d'un livre qui expliquait qu'en général, les patronnes s'arrangeaient pour mettre des bâtons dans les roues de leurs talentueuses subordonnées. Ok, techniquement, c'est la culture d'entreprise qui demande ça mais

quand même... Ce n'est pas très intelligent comme stratégie, d'après moi. Je ne dis pas non plus qu'il faut être naïf et aider une rivale potentielle qui nous supplantera par la suite. Une femme mentor à mon avis, rayonne plus qu'une bitch. (Désolée pour le mot). Et ne venez pas me sortir l'argument que les femmes au mauvais caractère gagnent plus que les gentilles svp! Mais revenons à nos moutons. Il y a de nouvelles formes d'abus plus subtiles et plus sournoises que les anciennes. Il y a beaucoup de maltraitance psychologique. Les hommes essayent sans cesse de rabaisser les femmes au rang d'objet sexuel dans les médias (non pas sans le consentement de quelques femmes quand même). Et finalement il n' y a toujours pas d'équité salariale au niveau global.

Hum, je sens que je commence une dépression. Je crois que je vais arrêter de lire ce genre de bouquins pendant un bout et me concentrer plus sur mes études. Pour garder ma joie de vivre.