« Bonjour à toutes et à tous, nous sommes le Vendredi 12 Novembre en l'an 4600 du calendrier terrien et nous avons la chance d'observer aujourd'hui un magnifique double-lever de soleil car nous passons à proximité d'un système bi-solarien. Fascinant n'est-ce pas? Profitez de cette journée pour créer de nouvelles choses, et n'hésitez pas à présenter vos ouvrages au Bureau de la Recherche et de la Sécurité. Ah et n'oubliez pas de sourire ! »
Chaque matin, ou ce que l'on pouvait considérer comme le matin, la voix de Gilgamesh raisonnait gaiement dans tous les dispositifs de hauts parleurs de la cité, toujours avec la même intonation heureuse et motivante.
Il faut dire que cela se révélait très efficace pour la grande majorité des résidents de la cité, tous appréciant ces petites interludes vocales où toutes activités étaient suspendues dans le but d'écouter l'Empereur et son discours du jour.
Tel était le cas depuis maintenant plusieurs décennies et tout le monde semblait s'en accommoder plutôt bien, trouvant là le regain de motivation dont ils avaient besoin pour travailler encore plus dur, encore plus longtemps.
Prométhée n'était pas ravi, lui, lorsqu'il entendait ces paroles guillerettes et au ton bien trop léger. Gilgamesh était bien un Empereur non ? Alors pourquoi ne se comportait-il pas en tant que tel ?
Un Empereur doit faire observer le respect, l'ordre et la hiérarchie : il ne gère pas une gigantesque cour de récréation pour grands enfants.
Prométhée serra la mâchoire, fatigué de ressentir la même colère et la même indignation tous les jours en entendant l'Empereur parler. Mais il n'y pouvait rien, ce n'était qu'un ingénieur parmi les autres et il n'avait certainement pas son mot à dire, surtout pour un Tartian isolé.
En effet, Prométhée se souvenait très bien de la planète Tartaria dont il était originaire.
Elle avait été abordée par le vaisseau de Gilgamesh peu de temps avant son effondrement sur elle-même en raison d'une fission de son noyau d'uranium.
Encore une fois, l'Empereur s'était avéré être un véritable sauveur, comme il l'avait été pour de nombreuses planètes en déclin qu'il avait pu croiser en chemin et dont il avait recueilli toutes les populations, sans racisme et sans distinction entre les nouveaux arrivants et les Terriens de base.
Alors qu'il marchait dans les étroits passages bondés de monde et gorgés de vie, de babillements et de cris enthousiasmés, Prométhée pensait sans relâche à sa situation, à sa solitude au milieu de cette foule dense et colorée.
Il était le seul a avoir échappé au triste dessein de Tartaria car il était le seul a avoir mis de côté ses préjugés pour venir à la rencontre des nouveaux arrivants venus de l'Espace.
Les anciens n'avaient visiblement pas apprécié la venue en grande pompe de ce vaisseau mystérieux et avaient donc interdit à la population de Tartaria d'entrer en dialogue avec les étrangers, les qualifiant probablement de mauvais présage.
Ils n'avaient pas non plus accepté que leur planète, si avancée soit-elle par rapport à la Terre, puisse arriver à son terme et qu'elle n'avait plus d'énergie bénéfique à leur donner. Uniquement une destruction d'une force telle que plusieurs systèmes solaires s'en étaient trouvé déréglés suite à l'implosion de son Cœur...
Pourtant Prométhée, lui, le savait.
Il avait vu ce vaisseau étincelant et immense accoster le ciel vert éternel de Tartaria alors qu'il chassait loin de sa cité-mère. Immédiatement, il avait ressenti une pulsion, un désir intense et prenant de découvrir les immensités bleues à bord de cet édifice magnifique, digne des Dieux. Il savait que son destin était lié à ce navire dès la seconde où sa coque argentée avait crevé le voile d'uranium stagnant dans les airs, dévoilant pendant quelques infimes secondes un trou bleu nuit, d'où étincelait la lumière des étoiles.
Spectacle unique et inédit qui avait fait naître dans le cœur de Prométhée de l'espoir. L'espoir qu'une vie meilleure était possible ailleurs.
Perdu dans ses pensées et se sentant ridicule de revivre cette scène, Prométhée n'avait pas remarqué que quelqu'un le suivait à bonne distance, se frayant un chemin dans le sillage qu'il laissait derrière lui en fendant la foule.
Il fallait dire que Prométhée était un homme à la stature impressionnante, mesurant près de deux mètres et bâti comme un athlète. Ses cheveux noirs rasés de près et sa peau légèrement verdâtre faisaient qu'il ne passait pas inaperçu et les gens avaient l'habitude de se pousser naturellement de son chemin.
Le fait d'être le dernier de son espèce et le seul a avoir accepté de monter sur le vaisseau en faisait également une curiosité auprès des Terriens et de tous les autres habitants du navire spatial.
Le vaisseau se répartissait en de nombreux étages imbriqués les uns dans les autres comme un immense casse-tête complexe mais parfaitement ordonné où chaque étage accueillait une population différente. Afin de faciliter l'insertion de nouvelles races dans le vaisseau une fois recueillies, les nouveaux arrivants bénéficiaient d'un quartier propre à leur espèce, leur laissant ainsi le temps de s'adapter à la vie dans l'Espace mais aussi aux autres résidents parfois pas très commodes du vaisseau.
Le rôle de Prométhée sur l'édifice était simple : entretenir et alimenter les valves qui activent le mécanisme du moteur principal.
Il avait été désigné par Gilgamesh en personne qui était descendu de son sommet pour lui faire une visite privée du vaisseau dès son arrivée.
Prométhée se souvint que le grand Empereur en personne avait daigné accorder de son précieux temps à lui, l'unique représentant d'une planète qui venait d'exploser et dont les restes de roches rougeoyantes poursuivaient encore le vaisseau quand il s'était adressé à lui.
Prométhée n'avait rien écouté du discours enjoué de Gilgamesh ce jour-là, ni même quant à la chance qu'il avait d'être assigné à l'entretien du moteur. Non, Prométhée avait eu les yeux rivés sur les larges baies vitrées devant lesquelles plusieurs centaines de gens se serraient, se tassaient et jouaient des coudes pour « admirer » le spectacle de la supernova, de sa planète, réduite en cendres stellaires dans une formidable détonation.
D'énormes monticules de roches inégaux filaient dangereusement près du navire, le dépassant souvent grâce à la force de leur impulsion, tels des marsouins venus jouer près de la coque d'un galion.
Ce jour-là, Prométhée avait reçu dans son cœur une profonde injection de regrets mélangée à de la haine envers son propre peuple. Si ils avaient seulement daigné l'écouter, ne serait-ce qu'une seconde, alors peut-être qu'il ne se serait pas retrouvé tout seul ici, parmi cette foule d'idiots qui n'en avait que faire de savoir quelle sera leur prochaine destination. Tant que l'Empereur voulait bien mettre la bonne ambiance et remplir les stocks de rations alors tout le monde était heureux sans trop poser de questions.
Prométhée était déjà affairé à son poste lorsqu'il cessa enfin de ressasser tous ces événements et il ne remarqua que très tardivement qu'une voix lui parlait.
- Eh, tu m'écoute ? Promy ! s'écria une voix aiguë et stridente au dessus de sa tête.
Prométhée leva la tête et considéra le petit holo-écran qui flottait au dessus de lui. Instantanément, sa colère intérieure et sourde s'apaisa et il sourit.
- Je t'ai déjà dit que je déteste ce surnom débile, maugréa Prométhée dans sa barbe.
Sur l'écran, Circé souriait les bras croisés et elle secoua la tête à la remarque bourrue de Prométhée. Elle émit un petit jappement moqueur et approcha son visage de l'écran.
- On est grognon ce matin ? On est pas content de voir un double-lever de soleil pour commencer sa journée, c'est ça hein ? Ou bien on est juste jaloux de monsieur Gil...
Lui coupant la parole, Prométhée leva vers elle un doigt accusateur, la défiant d'oser poursuivre sa phrase.
- Gamine c'est pas parce que je t'aime bien que je serai pas capable d'être grossier avec toi, gronda-t-il à moitié sérieux.
- Ouais tu as raison... C'est surtout parce que je suis la seule que tu aime bien voilà !
La jeune femme partit d'un de ses éclats de rire dont elle seule détenait le secret et qui faisait discrètement chavirer le cœur lourd et esseulé de Prométhée, rougissant malgré le teint vert de sa peau.
Circé était assez jeune, fraîchement entrée dans son vingtième cycle terrien mais très intelligente et appréciée de tous. Elle était la Générale en chef des opérations techniques de tout le vaisseau et son poste assez important nécessitait qu'elle soit en contact direct et permanent avec toutes les sections du vaisseau pour être sûre qu'aucun problème insoupçonné ne guette.
Ils s'étaient donc rencontrés peu de temps après l'arrivée de Prométhée, une fois qu'il avait été assigné à son poste aux valves de contrôle du moteur et qu'elle était apparue pour la première fois devant lui sur ce petit écran bleu flottant dans l'air.
Son minois ne laissait personne indifférent car sa beauté ne faisait pas débat.
C'est pour cela qu'elle avait décidé rapidement de couper ses cheveux noirs très courts qu'elle avait ensuite teints en vert puis d'orner son visage et ses oreilles de nombreux piercings.
Sa peau légèrement halée permettait à ses yeux verts de ressortir comme deux billes d'uranium incandescentes, ce qui avait le don de mettre Prométhée de bonne humeur, peu importe l'ingratitude de son poste.
- Bon, si tout est en règle de votre côté, je vais faire ma petite apparition dans les autres services. On se retrouve plus tard ? ajouta-t-elle très vite avant de lancer un clin d'œil à Prométhée et de couper la communication sans même attendre sa réponse.
- Évidemment... murmura-t-il, un demi sourire sur le visage.
Il se plongea activement dans ses nombreuses tâches d'entretien et de maintenance, concentré sur son travail mais distrait par la perspective réjouissante de retrouver Circé à la fin de son service.
Ils avaient l'habitude de demander des heures supplémentaires à l'entretien externe du vaisseau ; ce qui impliquait d'enfiler une combinaison spatiale et d'aller brûler au lance-flammes tous les parasites qui venaient se loger confortablement entre les circuits extérieurs de la paroi du vaisseau.
L'un des pire boulot à faire, en somme, sur le vaisseau et qui représentait souvent une punition pour ceux qui y étaient assignés, mais que Prométhée et Circé adoraient faire car ils s'amusaient comme deux gamins. Et puis ils étaient tout de même dans le vide intersidéral ! Cette sensation qui ne plaisait pas à tous s'avérait particulièrement bien supportée par les Terriens, sans que l'on en connaisse vraiment la raison.
Peut-être se sentaient-ils encore plus investis de leur mission que les pauvres hères recueillis après des catastrophes naturelles spatiales ? Après tout, c'était depuis leur planète que le colossal URU-K avait décollé pour la première fois, et c'était sur cette même planète qu'ils avaient élaboré un plan et construit ce monstre infaillible et gigantesque qui les protégeait tous depuis de nombreuses années.
Alors que Prométhée s'affairait à ses nombreuses tâches, un homme l'observait attentivement, ses yeux rivés sur ceux concentrés du Tartian. Prométhée ne pouvait ressentir l'attrait de ce regard pour sa personne car son esprit était bien trop troublé par de trop nombreuses pensées.
Chronos avait des yeux et des oreilles dans tout le vaisseau et il ne pouvait s'empêcher de jubiler à l'idée que personne n'avait encore pris connaissance de sa présence, alors qu'il y résidait depuis bien longtemps.
Enfin, seule une personne de confiance était au courant qu'il était là et lui permettait de se dérober aux yeux acérés des caméras mobiles qui surveillaient l'intérieur et l'extérieur du vaisseau en permanence. Chronos vouait une haine sans borne à l'intégralité des espèces présentes dans le vaisseau, mais ce qu'il haïssait par dessus tout était évidemment celui qui régnait en maître des lieux.
Gilgamesh, son plus grand rival qui avait exilé les Hommes dans l'Espace pour son propre profit. Chronos en était certain, aucune bonne intention n'animait réellement le cœur de l'Empereur et il se fichait pas mal du bien-être de ses gens, tant qu'ils travaillaient assez pour faire avancer le navire.
Constamment en mouvement, l'URU-K ne faisait que très peu de haltes habituant ainsi ses passagers à ne jamais vouloir s'installer nulle part.
Chronos fit une grimace de dégoût et guida sa petite caméra espionne en dehors de la salle de contrôle des moteurs. Si Gilgamesh refusait obstinément de s'arrêter, c'est qu'il avait forcément de sombres secrets à cacher, ou à fuir.
Mais Chronos n'était pas dupe : il comptait bien faire éclater la vérité et reconduire tout le monde à nouveau sur Terre un jour.
Terre était la planète originelle, celle qui avait vu grandir les Hommes ainsi que les autres animaux et ce n'était que pure hérésie que de s'en éloigner autant, elle qui avait péniblement réuni toutes les conditions pour créer la vie en son sein.
Peut-être que les plus jeunes générations ne s'en souvenaient pas ou n'en avaient cure, mais leur planète était la plus stable, la plus vivable et la plus belle qui soit.
Aucune planète visitée jusqu'alors n'avait égalée la majesté des forêts sylvestres, ni l'immensité des montagnes enneigées ou bien la grandeur des océans à perte de vue.
Chronos brûlait un peu plus chaque jour de l'envie d'y retourner, et d'y retrouver toute l'étendue de ses pouvoirs. Sa haine et son amertume grandissaient autant que son regret de s'être abaissé à monter un jour sur ce vaisseau...
Toutefois, il y avait été bien obligé car seul sur Terre, son pouvoir aurait fini par le détruire et avoir raison de lui indéfiniment. Chronos avait besoin des Hommes, même si il les détestait. Il se nourrissait en partie de leur vie, de l'énergie vitale s'écoulant et dispensée par leur corps pour contrôler le temps autour de lui.
C'est ce qu'il avait toujours fait depuis sa demeure jadis, sans jamais interférer directement avec eux, mais en puisant simplement dans le temps qu'il leur restait à vivre.
Dans l'Espace cependant, les règles étaient complètement différentes.
Terre avait fait un présent inestimable à l'Homme en lui offrant une atmosphère qui le protégeait et qui était d'une stabilité jamais égalée ailleurs. Mais le cupide Gilgamesh décida de manipuler les Hommes pour qu'ils accomplissent sa volonté et qu'ils le suivent même à travers l'Espace.
Mourir ailleurs que sur Terre, cela revenait à anéantir le cycle et la stabilité dont elle avait fait preuve jusqu'alors. Chronos passa une main sur son visage marqué et caressa sa fine barbe noire.
Il logeait dans les soutes, qui s'avéraient être un réseau infini de dédales mouvants et une parfaite cachette pour un être tel que lui qui ne passerait pas inaperçu.
Il n'avait besoin d'aucune nourriture, d'aucune eau et d'aucun sommeil.
Tel était son pouvoir et tant que la vie des Hommes durait, son pouvoir s'en nourrirait.
- M'sieur Chronos...
L'homme bondit directement en arrière, la main en avant et prêt à tuer.
Un jappement inhumain raisonna dans les longs couloirs faits de plaques de métal et de câbles multicolores soigneusement reliés.
- M'sieur Chronos c'est moi ! N'ayez crainte, je suis votre allié... glapit la voix.
Dans l'obscurité des couloirs à laquelle les yeux rougeoyants de Chronos étaient parfaitement habitués pour voir comme en plein jour, la carcasse difforme d'un être vivant apparut et il reconnu immédiatement Pok.
Le cas de Pok était particulier car il était également le seul de son espèce à avoir survécu sur le vaisseau, mais toutefois ce n'était pas de son plein gré. Cette espèce très fascinante avait comme faculté de pouvoir réfléchir la lumière sur la totalité de leur corps composé de milliers de cristaux très fins.
Ainsi, ils pouvaient changer d'apparence en fonction de ce qu'ils désiraient refléter à l'aide de la lumière et ce petit talent s'avérait fort utile à Chronos depuis que ce pauvre bougre s'était entiché de lui.
- Ah Pok, ce n'est que toi. Pardonnes ma méfiance mon ami.
Le petit change-forme avait depuis longtemps décidé d'une apparence qui lui était propre et qu'il souhaitait garder pour définir son identité. Chronos ne cessait de s'amuser du résultat que prenait la forme finale de Pok car il ressemblait grandement à une chimère, ses vieilles amies oubliées dans les profondeurs de la Terre.
Son long cou était terminé par une tête animale ressemblant à celle d'un oiseau muni d'un bec, mais sa tête était ornée de membranes fines qui formaient une couronne au dessus de sa tête, lui permettant également de capter les sons et les vibrations à une très grande distance. Son corps était composé de quatre membres mais ses bras et jambes se terminaient par des griffes acérées et une imposante queue de lézard lui permettait de garder son équilibre une fois debout.
- Pok accepte vos excuses m'sieur. Pok veut rester avec Chronos, car Chronos ne se moque pas de Pok, ou de son apparence.
Il considérait Chronos comme son maître, si ce n'était son dieu, et cela n'était pas pour déplaire à l'intéressé. Cela faisait plusieurs décennies que Chronos ne s'était pas délecté du regard plein d'admiration et d'envie d'une créature inférieure prête à donner sa vie pour le servir. Il en était satisfait et pouvait d'ailleurs dévorer tranquillement le temps de vie de cet alien, plus long et dense que celui d'un être humain.
- Tu m'as été bien utile Pok, commença Chronos d'une voix profonde et sûr de lui. Tu m'as ramené cette caméra ailée qui me permet d'avoir des yeux dans tout le navire, et je crois cette fois-ci que j'ai trouvé un nouvel allié. Il l'ignore pour l'instant, mais il m'aidera à détrôner Gilgamesh car comme toi et moi Pok, il est seul et invisible. Personne ne tient à lui et sa haine est palpable ; je le ferai ployer bien assez tôt.
Pok voyait bien la détermination brûler au fond des prunelles anormalement rouges de cet homme. Il était tout à la fois impressionné et intimidé par l'aura de puissance que dégageait Chronos mais une chose était sûre ; lui au moins avait accepté Pok sans même faire une remarque sur sa drôle d'apparence et cela lui suffisait pour l'admirer.
- Comment Pok peut vous aider ? demanda-t-il de sa voix de crécelle.
Chronos s'approcha d'un pas et pour la première fois depuis des années, Pok le vit arborer un véritable sourire carnassier.