Chapitre 4 No.4

La jeune femme tend un petit bout de papier avec un numéro écrit dessus. Nora hésite à le prendre. Cathie le plie et le glisse dans la petite poche latérale de son sac à dos. Un dernier regard empathique avant de franchir le pas de la porte, qui claque en se refermant

Nora a la boule au ventre et elle a envie de pleurer. Mais elle n'a pas le droit de pleurer parce que maman dit que le bruit de ses larmes est trop agaçant. Elle oublie vite son angoisse quand la Montagnemonte sur le ring. La Montagnec'est un drôle de monsieur. Il a la peau un peu bronzée, avec une barbe toute fine sur les joues et des cheveux noirs en pétard. Il est immense, avec de très gros muscles. Il est tellement fort qu'une fois il a fait éclater un sac de sable dans lequel il frappait pour s'entraîner. Il a toujours le sourire et ses dents blanches ressemblent à des néons. Ce que Nora préfère, ce sont ses yeux mystérieux. Ils sont couleur noisette et entourés de noir ; mais pas comme le noir que maman se met sur les yeux avant de sortir le soir. Nora pense que le sang de la Montagneest noir comme de l'encre. Ses yeux à elle sont entourés de rouge quand elle est fatiguée ou triste, et quand elle est blessée, son sang est rouge aussi. Et comme les yeux de la Montagnesont noirs autour, c'est logique que son sang soit noir aussi parce que c'est fatigant de taper sur les autres.

Malgré son apparence impressionnante, la petite fille n'a jamais eu peur de la Montagne. Pour elle, il est comme un gros nounours. Il ne se bat que sur le ring et, quand il en sort, il a un grand sourire et tout le monde a l'air de l'aimer. D'ailleurs, il commence à se battre contre son adversaire, presque aussi grand que lui mais avec moins de muscles. Le combat va très vite, il n'en fait qu'une bouchée. Pourtant elle entend l'entraîneur lui dire gentiment :

- Fatigué en ce moment, Lachésis ? Je t'ai trouvé moins vif que les autres soirs.

Sur le parking du gymnase, Cathie jette son gros sac de sport sur la banquette arrière puis se réfugie dans sa voiture. La pluie bat son plein et on distingue à peine la lumière des lampadaires du parking. Elle tourne la clé pour démarrer le moteur, les phares s'allument et éclairent la voiture d'en face. La maman de Nora est là, dans son Audi hors de prix pendant que sa propre fille porte les vieux T-shirts de son père mort. La colère bouillonne dans le ventre de Cathie quand elle aperçoit sur le siège passager un jeune homme rire aux éclats tout en fumant des cigarettes avec cette vipère. Ne pouvant en supporter davantage, la jeune femme fait vrombir le moteur de sa petite Clio et commence à quitter le parking. Impuissante, des larmes coulent sur ses joues. Elle aimerait tellement aider la petite Nora, la protéger, lui offrir un vrai foyer et faire payer à cette mère horrible tout le mal qu'elle lui fait subir... Elle se sent coupable, pleure tout le long du trajet.

Lachésis ? C'est bizarre comme nom... Est-ce qu'il s'appelle vraiment comme ça ? Pendant que Nora s'interroge, la Montagnese retourne. Il la voit. Nora ne bouge pas. Ne pense plus. Elle le fixe. Les deux ne se quittent pas du regard pendant de longues secondes. Lachésis détourne légèrement ses yeux pour regarder derrière Nora. La petite se retourne et voit sa maman sur le pas de la porte. Elle a l'air en colère, comme d'habitude.

- Tu te dépêches avant que je m'énerve, dit-elle de sa voix stridente.

La fillette enfile son manteau et jette son sac à dos sur son épaule. Elle trottine jusqu'à sa maman sans oser la regarder dans les yeux. Elle s'arrête une seconde pour tenter de remonter la fermeture éclair de son manteau mais sa mère l'attrape par le col et la pousse brutalement sous la pluie. La sorcière balaye le grand gymnase du regard pour s'assurer que personne ne remarque sa présence. Elle croise les yeux mystérieux de Lachésis. Il la fixe. De quoi se mêle-t-il ? Il ne la lâche pas jusqu'à ce qu'elle sorte.

- Je ne suis pas seule ce soir, aboie-t-elle en marchant vers la voiture. Donc en arrivant à la maison tu te débrouilles pour manger et je veux ni te voir ni t'entendre, c'est compris ?

- Oui maman.

Les portes claquent, le moteur rugit et le véhicule sort de la lumière des lampadaires. Alors que maman fume en rigolant avec ce nouveau monsieur, Nora, tapie sur la banquette arrière, retient ses larmes. Elle pense à Cathie, à Petit Gustave, à la Montagne Lachésis... Et au petit bout de papier bien caché dans la poche de son sac à dos.

La voiture disparaît.