- Je suis allée voir les flics mais ils m'ont jetée direct parce que j'avais aucune preuve... Il effaçait tous les messages ! Et il menaçait de ruiner ma scolarité, de prévenir mes parents, de dire à tout le monde que je l'allumais, je devais faire tout ce qu'il me demandait sinon...
Silence. Marina reprend son souffle, renifle, sanglote. Lou ne sait pas quoi dire. Elle sent le dégoût et la colère lui brûler l'estomac.
- Là, ça fait quatre jours que j'ai plus de nouvelles.
Silence.
- J'ai appris un truc en plus hier...
- Dis-moi, insiste Lou gentiment.
- Il aurait subi une agression chez lui. Un cambriolage, je crois... il s'est fait tabasser... après je sais pas si c'est vrai, ce sont que des rumeurs que j'ai entendues à la fac, mais je sais pas... Je flippe encore tu comprends...
Les deux étudiantes sont seules au monde au milieu de l'agitation ordinaire du bar. Lou continue de rassurer son amie comme elle peut. Elle ne lâche pas sa main, même pour prendre une gorgée de bière. Marina continue de sangloter silencieusement pendant de longues minutes. Dans le creux de son corps, Lou sent gronder la tempête. Impulsive, fatiguée, mais silencieuse. Ses mois de bonheur suspendus, lointains, dans un autre pays, se heurtent à la réalité, brutale et glauque. Aux mois de terreur de son amie. Elle tente de relativiser pour détendre progressivement la conversation. Elles débattent un bon moment sur la vraisemblance de ces rumeurs, puis évoquent la très probable fin de ses tourments. Marina retrouve doucement son sourire et au bout de vingt minutes, il est temps de se changer les idées. Elles discutent enfin du stage à Moscou et des périples de la jeune étudiante.
Discrètement, une silhouette entre dans le pub. Elle se pose à une table, dos au mur, presque invisible. Elle allume son ordinateur.
Ce soir, Lou ne veut pas laisser son amie seule ; elle lui propose de dormir chez elle. Elle avale la dernière gorgée de sa bière et aperçoit cette silhouette au fond de la salle en reposant son verre.
Ce n'est pas la première fois qu'elle croise son chemin, c'est une personne atypique. Elle est pâle, assez mince, et son visage est à la fois dur et si fin que son genre reste incertain. Ses cheveux sont très courts, elle paraît presque chauve mais le détail le plus marquant reste ses yeux : bleu clair, entourés de noir. Ce n'est pas un noir de cernes ou du maquillage, mais un noir profond, dont certains traits semblent suivre les veines jusqu'à son front, ses oreilles, son nez et couler le long de ses joues lisses. Cette couleur inhabituelle lui est pourtant très naturelle.
- On y va ? demande Lou alors qu'elles sont à court de conversation et de boisson.
- D'accord, sourit tristement son amie.
Elles prennent leurs affaires et se lèvent. En se dirigeant vers la porte, elles passent devant la table de l'étrange personnage. Lou le regarde. Il la regarde aussi. Intriguée, elle stoppe son amie :
- Attends-moi dehors, je dois faire un truc vite fait.
Marina sort, Lou s'avance. Gênée et ne sachant pas trop pourquoi elle tient à lui parler, elle laisse un silence de quelques secondes avant de sortir ses premiers mots :
- On s'est déjà croisés non ?
Détache doucement son regard de l'écran d'ordinateur et se tourne vers elle. Ses yeux la glacent. Elle ne sait pas si elle est terrorisée ou fascinée par ce visage si peu commun.
- Je crois que oui, répond-il poliment. Nous avions cours de cristallographie au premier semestre, me semble-t-il.
- Ah oui c'est ça !
Se sentant bête et troublée, Lou commence à repartir.
- Marina n'a plus à s'inquiéter maintenant.
Elle se fige. Puis se retourne, choquée. Elle sent de nouveau le dégoût lui donner la nausée.
- Tu sais ce qui est arrivé à Marina ? lui dit-elle, la gorge serrée.
Il hoche la tête en signe d'approbation.
- Comment tu peux être sûr qu'il ne lui fera plus de mal ?
Quelques secondes de silence passent avant sa réponse. Ce court laps de temps, ils se fixent, regard inquisiteur contre regard creux. Lou a envie d'éclater de colère.
Autour d'eux, les clients du pub continuent leurs conversations bruyantes, le personnel fait vrombir les machines du bar et les ustensiles de la cuisine résonnent jusque dans la salle.
- Justice a été rendue.
Le dégoût laisse place au stress. Lou ne comprend pas. La police aurait agi sans que Marina soit prévenue ? Et la rumeur semble plus sensationnelle que rationnelle. Et cette personne qui se tient face à elle ne connaît même pas Marina, elle a sûrement entendu vaguement parler de l'histoire mais c'est un fantôme sur le campus, elle ne vient jamais en cours, à part le soir si sa mémoire est bonne.
- Comment tu t'appelles ? demande Lou, ne sachant quoi dire.
Repose son regard sur son ordinateur.
- Clothèe.
Se remet à pianoter sur son clavier. La conversation est terminée. Bouleversée, Lou sort rejoindre son amie. Marina l'attend, se protégeant maladroitement de la pluie sous la capuche de son ciré. Elle sourit :
- Ça va ?
Lou s'avance vers elle, attend une seconde, puis la prend dans ses bras. Marina l'accompagne, sans poser de questions. Les deux amies s'étreignent de longues minutes. Un profond et incompréhensible soulagement arrache des larmes aux yeux de Lou, invisibles sous la pluie battante.
Marina aperçoit l'étrange personne sortir du pub, presque invisible sous son long manteau noir. Elle commence à pleurer aussi. Toute l'angoisse accumulée ces derniers mois tombe lourdement sur le sol pour se dissoudre dans le bitume trempé.