La salle est surplombée par une structure voûtée démesurée qui s'élève à une hauteur formidable, où s'évapore la fumée des cigarettes, des cigares et des pipes. J'allume une cigarette pour me fondre dans le tableau.
Les murs dorés, parés de motifs abstraits, non sans rappeler des écussons royaux, enveloppent leurs invités pour parfaire l'âme grandiose de la pièce. Entourant les tables, des masses informes d'individus sont accaparées par le jeu et charmées par l'attrait du bénéfice. À chacune d'elles, des hommes et des femmes se distinguent, animant avec une main efficace et rodée, les différents ateliers auxquels s'adonnent de grands enfants. Tous parés d'une veste sans manche noire qui recouvre leur chemise blanche, les croupiers sont les artisans de cette inépuisable fourmilière du divertissement. Sur un de ces îlots du jeu, comme une véritable machine hypnotique, la roulette tourne à une vitesse effrénée. Les numéros blancs et les couleurs rouge et noire défilent à toute allure. Les heureux parieurs retiennent leur souffle, ensorcelés par l'espoir et l'appât du gain et ne lâchent pas du regard la petite bille blanche qui s'affole au milieu de l'infernal tourbillon, interdisant à quiconque de prédire quand elle s'arrêtera. Les badauds environnants s'égosillent joyeusement à encourager la chance de l'un ou de l'autre. Une fois la délirante machine arrêtée, c'est le moment de l'exultation pour les uns tandis que les autres, rageurs et à l'esprit revanchard, sortent déjà une nouvelle liasse de billets. Sur un autre espace de jeux, les bluffeurs dilettantes s'affrontent aux cartes. Armée d'une robe bleue, une femme regarde son voisin d'en face d'un air défiant, tandis que ses boucles d'oreilles et son collier de pierres précieuses reflètent sa confiance avec malice. Sur son flanc droit, un homme peine à cacher son dépit à mesure qu'il se penche discrètement sur la gauche pour espionner le camp adverse. Sa mission accomplie et sans avoir alerté le croupier ni sa victime, il termine son verre d'une traite pour oublier la débâcle imminente. Je joue des coudes au milieu des tables et des joueurs enivrés pour rejoindre, tant bien que mal, le bar reclus au fond de la salle.
Plus remarquable encore que la masse et le vacarme générés par les tables de jeu, c'est l'indicible silence et l'état de transe dans lequel se retrouvent les joueurs solitaires des machines à sous. Dense et ordonnée, cette artificielle forêt a poussé au milieu de l'immense pièce. Les boutons et touches en tous genres diffusent de relaxantes lumières de toutes les couleurs. Rectangulaires, leurs têtes dégagent un air amical et les troncs rigides en font, en apparence, de petits robots inoffensifs. Cette façade est là pour masquer leur véritable identité. Le temps s'allie aux côtés de ces malfrats pour piéger les Hommes. Ces « one armed bandits » comme certains les surnomment, tiennent en otage leurs victimes qui se font extorquer petit à petit. C'est un infini continuum pour ces victimes du hasard. Une fois introduit, l'argent est instantanément dévoré par cet ogre insatiable qui manipule sa victime selon son bon vouloir. Au début, il paraît inoffensif, généreux même, s'il est dans un jour clément. Cependant, il montre rapidement son vrai visage. Il donne pour mieux reprendre, poussant ses victimes à consumer leur argent et à se consumer elles-mêmes. J'observe les âmes dépitées qui errent de machine en machine, tentant de déjouer le piège tendu par cette bande organisée. Je ne connais que trop bien cet engrenage hors du temps. Je fais une pause avant de poursuivre ma route. La gorge serrée, je commence la traversée. Chaque bruit produit par les joueurs, chaque son émis par l'orchestre de machines, torture mon âme. Mon corps réagit irrépressiblement à ces appels des abysses. Mes dents se serrent, mes glandes salivaires s'affolent à l'appel dévorant du jeu. Mon cœur se comprime impérieusement et tente de me soumettre à mes passions. Mes poings se crispent en représailles, en tant que derniers remparts salvateurs. Ces quelques mètres semblent ne jamais s'arrêter, comme si le temps prenait un malin plaisir à se ralentir et devenir le tortionnaire de mon être tout entier. Après une interminable souffrance, j'arrive essoufflé et transpirant au bar. Je m'écroule sur le tabouret.
- Un scotch, dis-je haletant.
Aussitôt, le verre glisse jusqu'à moi et les glaçons tourbillonnent au hasard dans le réceptacle de verre. Je m'empresse de me désaltérer. Le scotch enrobe mon palais de son moelleux et m'octroie un moment de répit. Je sors un mouchoir de ma poche pour essuyer les gouttes qui dévalent sur mon front. Je prends une profonde inspiration et ferme les yeux un bref instant. Je suis de nouveau seul, dans l'univers du néant. Je suis en sécurité, je peux reprendre le contrôle de mon corps. Calmé, j'ouvre les yeux de nouveau. À mesure que le précieux nectar diminue, j'observe toutes les liqueurs et les alcools bien ordonnés qui se tiennent en rang, encadrés par des petites ampoules, d'où s'échappe une luisance prospère. Le bourdonnement proche de l'entrée me parvient légèrement. J'allume une cigarette. J'entends le battement précis de ma montre que je sors pour retrouver la notion du temps. Vérification faite, tout reste figé dans le petit enclos de verre, si ce n'est la petite aiguille qui poursuit son périple, inlassablement, dans le fol espoir de raviver ses deux compagnes dans la réalité du temps. Je pourchasse l'aiguille des yeux avec une concentration telle, qu'elle seule résonne désormais, comme si tous les sons s'étaient brutalement tus. Finalement, je demande l'heure au barman :
- Il est vingt et une heures.
Au même instant, une alarme stridente retentit ; c'est le jackpot pour un malheureux élu. À peine a-t-il laissé déborder sa joie que sa mine pâle se ternit. Il insère machinalement l'argent et reprend son labeur dans le vain espoir de gagner plus encore. Spectateurs et envieux, ses codétenus redoublent d'efforts et de passion pour goûter à leur tour, à un bref instant de liberté. Rapidement, je détourne le regard.
Je me perds dans mes pensées et me retourne face au bar. Je regarde les glaçons fondus qui flottent dans le liquide orangé quand une senteur délicieuse vient embaumer mes narines, me sortant de mon confort. Happé par le doux parfum, je remarque alors que la femme en bleu qui jouait tout à l'heure s'est assise à côté de moi. Ses lèvres, habillées de rouge, dévoilent tout leur pulpeux. Des larmes dévalent discrètement le long de ses joues marquées, avant de venir s'écraser sur le comptoir. Son visage téméraire et défiant a disparu. Elle ôte ses boucles d'oreilles une à une qui se sont transformées en pierres grises et sans valeur. Elle les enferme dans son sac à main. Sa chevelure blonde vient couvrir ses épaules et le haut de son dos dénudé, abîmé par le temps. Voyant que je l'observe avec insistance, elle se tourne vers moi.
- Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien, dit-elle dans un sursaut de dignité.
Je lance froidement :
- Vous aviez l'air de tout rafler au jeu ?
Elle esquisse un sourire timide.
- Vous avez raison.
Une pause s'ensuit et son visage s'assombrit lentement. Sa peau, bien que fanée, ne fait pas mourir sa beauté. Ses yeux, d'un bleu intense, me transpercent du regard. Il émane de cette femme, pourtant accablée, un charme que le passage des années n'a pu lui ôter. Comme un enfant, je suis intimidé par son aura et sa prestance innées. Je balbutie.
- Je peux vous offrir un verre ?
- Volontiers.
Nous noyons nos tourments en silence. Il faudrait parler, mais pour dire quoi ? Les gorgées se succèdent, sans qu'aucune parole ne soit prononcée.
Finalement, elle s'arrête de boire un instant, le regard vague. Elle se tourne vers moi et dit avec dépit.
- Vous savez, les gens me jugent rapidement. Les tenues mondaines, les ornements luxueux, l'argent à portée de main ; comment pourrais-je me plaindre ? Vous pouvez penser que je devrais m'estimer heureuse, que je suis ingrate. Alors que je reste muet, elle poursuit d'un ton désormais accusateur :
- Mais voyez-vous, j'ai été achetée par des bijoux et des promesses. Un homme m'a vendu le monde, et naïvement, je l'ai cru sincère, je pensais en être le centre.
Elle tire sur son collier et me le montre avec ardeur maintenant :
- Il me promène, comme pour exposer fièrement sa trouvaille au monde. Je suis baladée avec des laisses luxueuses autour du cou ! De nouvelles larmes humidifient ses yeux.
Elle s'empresse de les sécher avec ses mains entaillées, cependant délicates avant de reprendre avec résignation :
- Mais pour lui, l'univers se résume aux machines à sous et à l'alcool. C'est sans issue.
Ces accusations résonnent en moi, comme le rappel de celui que j'étais, et qui réside encore au plus profond de mon être, prêt à reprendre le dessus à chaque faiblesse. De plus, pourquoi se confier à moi ? Coupable et déstabilisé, je reste muet.
Me voyant contrarié, elle reprend :
- Vous savez, il y a bien longtemps que j'ai renoncé au bonheur. Vous n'y êtes pour rien.
Sur ces mots, elle se lève et repart aussi vite qu'elle était apparue, ne laissant derrière elle qu'un sillage olfactif. Je ne m'inquiétais pas pour elle ; mais plutôt de mes souvenirs qui tentaient de surgir du passé.
De nouveau seul avec moi-même, ses mots se répètent en boucle contre mon gré. Cependant, elle avait tort. Toutes les histoires ont la même issue et l'Homme doit l'accepter. La véritable lutte, c'est de pouvoir remplir les pages vierges de sa vie, afin d'en faire une œuvre que l'on peut fièrement exposer. La mienne est enfermée et demeure inaccessible. Je vide mon verre qui se remplit aussitôt.
Je regarde tous ces gens qui fourmillent de vie. Dans un coin de la salle, je remarque cependant qu'une figure est assise, seule. Je perçois mal ses traits. Orientée vers moi, j'ai l'impression qu'elle m'observe. Mon regard s'échappe et je fixe le bar. Les bouteilles de verre et les liqueurs sont toujours à leur place. Le barman n'est plus là. Je porte de nouveau mon attention vers la silhouette informe. Celle-ci a disparu. Je m'aperçois avec stupeur qu'elle est désormais sur une machine à sous. Elle continue de faire peser sur moi ses yeux glaçants. Personne ne semble remarquer cette ombre insolente. Je décide de l'ignorer et ferme les yeux pour tenter de me raccrocher à la réalité. Je pose les mains sur mon front pour recouvrir mes paupières. Debout au milieu d'un paisible océan de noirceur qui s'étend à l'infini, je reste impassible. Ici, le temps n'existe pas. Ce refuge immatériel est inaccessible au monde. Pourtant, l'espace d'un instant, je crois voir une ombre encore plus intense que l'obscurité elle-même. Pris d'effroi, j'ouvre les yeux et regarde autour de moi. Rien. Je me lève pour aller rafraîchir mon visage dans les toilettes.
Je suis seul dans la vaste salle blanche. Je me dirige vers un des quatre lavabos. J'actionne la manette dorée du robinet qui crache instantanément l'eau que j'applique partout sur mon visage. Je respire profondément tout en me regardant dans le grand miroir au-dessus du robinet. Mon reflet m'apparaît nettement sans que j'aie l'impression qu'il s'agisse de moi. Comme dans un rêve, j'ai le sentiment de m'observer à travers les yeux d'un autre, tout en ayant conscience de ce que je fais et de ce que je suis. Une fois le robinet fermé, le silence règne en maître. Je guette chaque recoin, prenant chaque ombre pour une silhouette menaçante. Certain de ne pas être suivi, je retourne au bar. Assis, je continue à m'imbiber de bonheur à chaque gorgée. À peine terminé, mon cœur et mon âme en redemandent, afin que ce plaisir revienne. Ne percevant plus aucun bruit, je me retourne. Je suis seul dans l'espace béant. Hébété, je contemple l'horizon, où toute vie s'est évaporée. Pourtant, au loin, debout au milieu des tables de jeu désormais désertes, l'entité est réapparue et me fixe intensément.
Pris d'une colère fiévreuse, je me lève d'un bond et me dirige vers cet individu. D'un pas précipité et désordonné, j'avance pour confronter mon perturbateur. J'ai déjà dépassé les machines à sous sans même m'en rendre compte, tant mon esprit enragé est accaparé par cette silhouette. Alors que je me tiens au milieu de l'archipel des tables de jeu, mon regard se jette sur la vaste étendue. Je scrute chaque recoin, chaque ombre, chaque espace de jeu. Une fois encore, toute menace semble s'être évanouie. Soudain, je remarque une ombre se hâter vers la sortie. J'accélère en direction du fuyard, jusqu'à l'ascenseur. Là, plus rien ni personne ne se manifeste. Hagard, je patiente dans l'espoir de retrouver sa trace.
Après cette course déconcertante, je tente de retrouver mes esprits. Je décide de remonter dans ma chambre pour oublier cette rencontre déplaisante. Je fume une cigarette pour me détendre. Arrivé au premier étage, je sors de l'ascenseur et me retourne pour m'assurer que je ne suis pas suivi. Les lumières semblent s'être assombries. Je m'enfonce dans le couloir qui mène à ma chambre quand mon regard est irrésistiblement attiré derrière moi. Alors, se tenant droit et face à moi au milieu de l'allée, la silhouette me défie du regard. Cette fois, je suis assez proche pour distinguer qu'il s'agit de celle d'un homme. Néanmoins, je n'arrive toujours pas à voir précisément son visage. Je me lance à sa poursuite. Le sol, si calme tout à l'heure, se déforme et se met à ballotter sous mes pieds comme une mer déchaînée. Je m'écrase sur le sol, percutant le mur. Je me relève, hystérique, et continue ma course. Les lumières sont pratiquement mortes de leur brillance. Dans le couloir, seuls les yeux de cet homme, pareils à ceux d'une bête, me transpercent d'un regard défiant. Je poursuis ma chasse à l'homme, avant d'arriver au milieu d'une intersection. Au bout d'un de ces deux chemins, l'individu lit un journal. Je me jette dans sa direction, décidé à ne pas le laisser s'échapper. Lorsque j'arrive à sa hauteur, un mur en brique délabré vient clore l'impasse. L'homme a disparu. Il n'y a aucune porte.
Au sol, je ramasse le journal qui ne contient que des photos et des articles sur moi. Je pose mon front contre le mur frais pour tenter de fuir cette hypnose. Je remarque alors que des briques sont manquantes. Lorsque je regarde au travers, je vois ma chambre, et surtout mon lit, sur lequel un homme est en train de lire. Je manque une nouvelle fois de tomber en arrière après cette invraisemblable vision. Le journal que j'avais dans les mains a disparu. Les lampes sont désormais cassées et le tapis déchiqueté. Un sentiment de malaise général m'envahit. Je ne comprends plus où je suis ni comment je suis arrivé là. Je tente tant bien que mal de retrouver mon chemin. Les numéros de chambres défilent et tournent autour de moi à une vitesse folle. Je perds peu à peu mes sens qui commencent à s'engourdir. Ma vue faiblit et le tremblement du sol redouble de violence. Autour de moi, tout se trouble jusqu'à finalement disparaître. Tout s'est arrêté. Je ne distingue plus rien. J'entends seulement l'aiguille de ma montre qui résonne dans l'immensité du silence, me rappelant inlassablement que l'avancée du temps est inexorable et qu'elle finira toujours par me rattraper.