Dans l'ombre des néons
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Chapitre 2 No.2

Je ne me souviens pas depuis combien de temps je suis réveillé. Je ne me souviens pas non plus depuis quand je suis dans cette chambre d'hôtel. Allongé sur mon lit, je regarde fixement le plafond beige avec une certaine béatitude. Mon ventre nu, se soulève paisiblement à chaque inspiration, avant de revenir calmement à sa position de départ. Seul le son du système de ventilation se fait entendre et berce la chambre par son ronronnement léger.

En laissant tomber ma tête sur la droite, je m'aperçois que les rideaux de la chambre sont tirés, ne laissant entrevoir du monde extérieur que de timides rayons nocturnes qui se faufilent à mesure que la draperie est ballottée par une brise légère. J'oscille la tête de l'autre coté en direction d'un faible halo lumineux. Posée sur une petite table de nuit en bois, une lampe de chevet répand son aura autour d'elle. Son abat-jour en verre voûté vient s'empaler sur un pied en bois court mais robuste. Sa lueur paisible se pose sur mon paquet de cigarettes qui orne la table de nuit. Je décide d'en prendre une et de l'allumer. À mesure que la cigarette se consume, une fumée fantomatique s'élève puis s'évanouit dans l'air, enrobant la chambre de son parfum calciné. J'examine les objets qui gisent sur la table de chevet. Je remarque la clef de la chambre et décide de la prendre pour l'observer, le temps de fumer.

La forme du panneton est classique ; dentelé. Des encoches apparaissent comme une chaîne montagneuse aux sommets variables qui se prolonge jusqu'à l'anneau. Agrippée au petit instrument, une plaque boisée fait office de carte d'identité et renseigne le nom ainsi que l'adresse de l'hôtel. Au-dessus, gravé dans le bois, le numéro de chambre ; 105. Je me lève et range la clef dans ma veste pour ne pas l'oublier en sortant. En marchant, mes pieds nus sont chatouillés par une moquette couleur cuivre. À chaque pas, mes orteils et mes plantes de pieds s'enfoncent dans ce sol moelleux et malléable comme s'il prenait la forme de mon pied pour l'envelopper avec douceur. Ce parterre de fibres délicates est accompagné de murs aux couleurs bienveillantes. Le papier peint, couleur saumon grisé, enveloppe la pièce pour apporter de la chaleur et de la sérénité. Pour parfaire le décor, un petit meuble rectangulaire en bois massif vient garnir l'espace en face du lit. Près de la fenêtre, en face de la porte d'entrée, un fauteuil patiemment installé reste impassible. Lorsque j'actionne l'interrupteur, la grande lampe cramponnée au plafond se réveille brusquement. Deux tableaux abstraits d'un goût incertain m'apparaissent et semblent vouloir désespérément peaufiner l'habillage général de la chambre. Toujours en sous-vêtements, j'écrase mon mégot dans le cendrier et me dirige vers la salle de bain pour me passer de l'eau sur le visage afin d'essayer de m'extirper de cette torpeur.

En rentrant dans la salle d'eau, une baignoire opulente domine la partie droite de la pièce.

Ses quatre pieds minuscules parviennent, miraculeusement, à soutenir son corps démesuré. Le lavabo qui me fait front lorsque je pénètre dans la pièce est apprêté d'un miroir de taille conséquente. C'est alors qu'avant d'avoir pu ouvrir le robinet, je rencontre mon reflet dans la glace.

Mes cheveux noirs et raides, tirés vers l'arrière, se rangent derrière mes oreilles timides. S'ils sont ordonnés et plaqués sur mon crâne, une mèche insubordonnée vient régulièrement s'écraser sur un front marqué par le temps. Mes yeux verts sont armés d'une ardente passion, tempérée par les caresses de mes cernes discrets, qui laissent pourtant entrevoir une âme affaiblie par une vie âpre. Des sourcils noirs et épais viennent habiller mon regard, pour lui donner un air plus robuste qu'il ne l'est réellement. Mes joues, creuses et tapissées d'un léger duvet de pilosités, portent la marque et les entailles infligées par les peines de la vie. Les rares moments de bonheur n'ont pas su s'inscrire sur mon visage. Les traits fins de mes lèvres incarnent une douceur passée qui a laissé place à une froide et maladive langueur. En se fondant discrètement entre mon nez droit et mon menton pointu, ces deux lèvres craquelées et scarifiées portent tout le sillage du temps. Impassible, je fixe ce visage que je ne reconnais plus, moulé par la vie. Immobile, j'observe cet autre moi, comme si chacun de notre côté, nous attendions qu'un de nous deux se mette à parler. J'anticipe les reproches qu'il s'apprête à me faire, je ne les connais que trop bien. Alors, pour ne pas lui laisser une chance d'en dire davantage, je détourne le regard. En sortant de la pièce, je sais qu'il continue de m'observer, stoïque et accusateur.

Toujours comme ayant un voile devant les yeux, j'entends le rythme précis et saccadé émis par la montre provenant de ma veste. Quelle heure est-il ? Je plonge la main dans ma poche intérieure et en ressors ma montre. La petite aiguille poursuit son marathon infini, captive du temps et de son enclos de verre. J'observe avec compassion cette détenue, seule, forcée au bagne, qui ne se résigne pas à travailler indéfiniment. Les deux autres forçats ont abandonné la lutte, inertes. Le temps n'hésite pas à détruire même ses plus fidèles serviteurs. Je décortique l'engin pour tenter de redonner vie aux aiguilles ; en vain. Je replonge la montre dans ma poche, j'irai la faire réparer plus tard. Après tout, le temps n'a plus d'importance.

J'enfile machinalement une chemise puis un pantalon de costume. À force d'habiter partout et nulle part à la fois, on prend l'habitude de ne plus exister. Tellement, que je ne sais plus depuis quand je suis arrivé ici. Je cherche à me faire oublier, à me fondre dans le décor pour faire passer le temps, et alors inévitablement le temps passe. Je ne sais pas où il me porte, mais je l'accompagne.

J'habille mes pieds de chaussettes noires et enfile mes souliers marron, parfaitement cirés. Je ferme la lumière. Avant d'ouvrir la porte, je m'imprègne de l'atmosphère de la pièce plongée dans l'obscurité. Je ne suis pas misanthrope mais j'apprécie la protection qu'offrent l'obscurité et la solitude. Dans le noir, personne ne nous juge, personne ne peut nous voir autrement que ce que nous sommes ; des masses obscures indistinctes. J'inspire profondément et me laisse bercer par la brise. Seule une lueur spectrale émane faiblement de derrière les rideaux, qui dansent au gré du vent, tandis que toutes les autres entités sont paisiblement figées dans l'ombre. Satisfait, je sors la clef que j'introduis dans le verrou et ferme la porte.

Mes yeux peinent à rester ouverts pendant quelques secondes. J'arpente alors le long couloir jusqu'à l'ascenseur. Vêtus d'un papier peint rouge à l'air sévère, les murs imposent un air grave et solennel. Pris en tenaille entre leur étroite volonté, je m'incline en silence. Au plafond, espacée minutieusement, une ligne infinie d'ampoules enfermées dans des coupelles de verre guide mes pas. Les rayons discrets semblent vouloir créer une atmosphère placide et paisible qui force même les murs à adoucir leur caractère. Au sol, mes pas sont étouffés par un tapis qui s'étend jusqu'au bout du couloir. Sa texture souple et tendre s'oppose aux semelles rigides et rêches de mes chaussures et s'impose comme la gardienne du silence. Des motifs fleuris et fins saluent l'élan poétique initié par les lumières. Le long de mon chemin, je croise des dizaines de portes en bois clonés, qui ne se distinguent que par les numéros dorés qui y sont greffés. Lorsqu'au milieu du couloir je tourne sur la droite, l'ascenseur gris métallique patiente.

J'enfonce le bouton qui s'illumine aussitôt. Pendant que les étages défilent, j'observe ce vieux gardien qui veille avec sagesse et dévotion sur les hôtes qui arpentent son établissement. Je regarde sur ma gauche, vers l'infini couloir qui continue de s'étendre de manière vertigineuse. Derrière moi, je discerne vaguement que, de manière labyrinthique, deux allées semblent se séparer dans deux directions opposées, défiant les plus téméraires de s'y aventurer. L'ascenseur me signale son arrivée et m'invite à me hâter, alors que les portes coulissent, une par une, pour révéler sa cabine. J'accepte son invitation ; je monte. Je pousse le bouton du niveau moins un où il est indiqué « bar-casino ». Les deux portes se referment calmement en glissant gracieusement jusqu'à se verrouiller.

Pendant un court instant alors, j'ai vu les murs s'étirer et s'allonger encore, dévorant l'intersection qui était derrière moi, refermant le piège dont il ne reste plus qu'une impasse. Dans la capsule spacieuse, je suis seul avec cet autre moi qui est apparu pour me tenir compagnie dans l'immense miroir qui agence le mur. Je converse avec lui, le temps qu'il me fasse remarquer que ma mèche s'est encore insurgée et qu'elle s'est écrasée sur mon front. D'un geste vif et bien coordonné, je force l'insubordonnée à rejoindre les rangs, en la consignant derrière mon oreille. Puis, satisfait de mon examen devant la grande glace, je tourne le dos à mon jumeau. L'ascenseur se pose délicatement et la porte s'ouvre. D'un pas assuré, je me dirige vers l'entrée du bar. Mon reflet, vexé d'avoir été ignoré, s'en est allé. Délicatement, la porte de l'ascenseur s'est refermée, puis le vieux gardien s'élève et disparaît pour patrouiller aux différents étages.

            
            

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