Delphine, la vie en partage et puis l’exil… Tome  II
img img Delphine, la vie en partage et puis l'exil... Tome II img Chapitre 3 Le jardin, la maison, les souvenirs...
3
Chapitre 4 Des cabanes aux guitounes img
Chapitre 5 Le ciné c'était fête img
Chapitre 6 La cuisine opulente img
Chapitre 7 Quand les objets bruissent de souvenirs... img
Chapitre 8 D'autres présences habitent mon village d'enfance... img
Chapitre 9 L'exil vers l'amère patrie img
Chapitre 10 Déni et confusion... img
Chapitre 11 L'été de notre déshérence... img
Chapitre 12 On fait la malle ! img
Chapitre 13 Sur les quais... img
Chapitre 14 Errance... img
Chapitre 15 Le ciel plombait nos jours img
Chapitre 16 Épilogue img
img
  /  1
img

Chapitre 3 Le jardin, la maison, les souvenirs...

Un arbre s'étalait comme un saule pleurant,

Taillé, nonchalamment, au bonheur des enfants.

Il désignait l'entrée de l'allée de Marseille,

Près de l'épicerie arabe des merveilles :

Pétards, réglisse, bâtons de cannelle, élastiques,

Au succès attendu pour faire des lance-pierres,

Et tout un attirail offert aux cuisinières

Au soin de leurs réchauds aux besoins éclectiques ;

Charbon pour les kanouns, pétrole pour les primus,

Chacun nourri à part pour ses propres vertus,

Et tout un bric-à-brac pour pêcheurs assidus,

Légumes, viandes et fruits, en sus, bien entendu.

Et l'épicier, toujours debout, clopin-clopant,

Allait du jerrican de pétrole lampant

Aux friandises berbères au goût qui s'apprivoise,

Son commerce ployant sous le poids des ardoises...

Quand l'élagueur passait, c'était un jour de fête.

Il posait les branchages tout autour sur le tronc,

Les faiseurs de cabanes s'y lovaient tous en rond

Dans le bonheur d'y faire de sublimes cachettes.

Cette allée de Marseille était cosmopolite,

Mais rien ne s'y trouvait qui soit hétéroclite.

Les Français du mélange sachant, c'est peu banal,

Mêler, Espagne, France, Italie, Portugal.

Tous parlaient le français et l'arabe tant soit peu.

Ils aimaient cette terre, modestes travailleurs,

Méditerranéens, colorés et hâbleurs,

Malheureux comme les pierres, quand s'inversait le jeu

Tout au bout de l'allée, un étroit jardinet,

Avec une maisonnette, s'était acoquiné

À de grands candélabres, aux épines arrogantes,

Qui désignaient l'entrée, jouant les belles plantes.

Deux piliers de béton se gorgeaient de soleil.

Surpris, on pouvait voir d'étranges caravanes

S'aventurer, au chaud, comme une noce pavane

Et, pris par la fournaise, débander sans pareil...

Chenilles aventureuses ou fourmis en goguette,

Processionnaient au point d'en perdre leur peu de tête !

Mais il faut avouer qu'une part de leur malheur

Résultait de la main d'espiègles gamins joueurs.

Quand « les griffes de sorcière », dans leur dégoulinade,

Chevauchaient les galets ramenés de la plage,

Leurs fleurs rose violet pardonnaient le naufrage

Car les enfants rêveurs voyaient une régalade...

Celle des « frites » que mon père préparait sur le pouce,

Taillées, comme des serres, dans des patates douces,

Sucrées, nappées au miel ou caramélisées.

Le jardin des délices habitait leurs pensées.

Les lantanes ravissaient par leur exubérance.

Cent fleurs dans chaque fleur, soumises à l'envolée.

Les gamins s'amusaient à les affrioler

Comme ces jours où l'église, exaltant ses croyances,

Défilait, chantonnant, invitant les enfants,

Dans l'entre-nous, complice en pays musulman,

À jeter des pétales de leurs corsos fleuris,

Pour une vierge incertaine au pays des houris...

Quand les oiseaux, goulus jusqu'à la griserie,

Piaillaient à perdre haleine dans le petit matin,

Ils nous tiraient du lit, nous sevrant de câlins

Avec nos couvertures rêches de Berbérie.

Le mûrier rayonnait de leur effronterie.

Cet arbre aux mille dons, sublime forfanterie,

Offrait des mûres joufflues, craquantes à souhait,

Et des feuilles à loisir pour gavages secrets.

Car le mûrier c'était l'arbre des vers à soie

Qui butinaient ses feuilles comme d'effrontées chenilles,

Si vite que dans nos boîtes les branches en guenilles

N'étaient plus que squelettes, l'espace d'un émoi.

Ainsi « Bombyx à pinces... » comme nous l'appelions

Se négociait sous l'œil de rudes tabellions,

Puis ses beaux cocons blancs, roses ou jaune doré,

Les comptes d'apothicaires étant vite abhorrés,

Se remplaçaient par troc de boîtes toutes entières.

Et puis on se lassait... comme les riches... d'avoir trop.

Lors nous abandonnions nos curieux entrepôts.

Une cachette pourtant restait bien singulière

Dans l'alcôve de la chambre entre oreillers et draps.

Où Minette, l'Isabelle, avait fait quatre chats

Aux couleurs bariolées. Là, nos cocons dormaient.

Et puis les petits diables furent chloroformés...

Une vigne appauvrie ombrait, tant bien que mal,

L'accès à la cuisine, où une cage ajourée

Nous servait de glacière face aux échauffourées

Que le soleil ourdait dans nos têtes bancales.

Quand les deux pains de glace épuisaient leur froideur,

Des bonbonnes serties d'osier, toutes en rondeur,

Nanties d'une chasuble épaisse et mouillée,

Faisaient la nique aux gargoulettes qui gargouillaient.

Par-dessus ces espaces régnaient... deux drôles d'oiseaux.

Ceux qui savaient, les grands, les appelaient choucas.

Ces diablotins noirots ne tenaient pas en place.

En couple, ils régissaient les humeurs du hameau.

Pour les « leçons de choses » le monde des corvidés

Incitait au contact mais brouillait les idées...

Pour moi, ces « corps vidés » savaient bien se remplir

Et ces ogres affamés me révélaient le pire.

J'avais glané ces mots : « Ce sont des hommes nivores... »

Nanti d'une comprenette jadis difficilette

Et l'imagination prompte à guider ma tête,

Je compris « mangeurs d'hommes ». Et ces frères carnivores,

Habiles et fureteurs, fidèles et fascinants,

Aiguisèrent longtemps des moments lancinants

Où je les approchais, apeuré mais curieux,

Pour que d'un seul coup d'aile ils rejoignent les cieux.

Leur allergie grotesque à mes approches aimables

M'irritait... D'autant plus que sans cesse ils cherchaient,

Très familièrement, l'épaule où se percher.

Seul le maître, qui avait fait œuvre charitable

En les sauvant, petits, d'une mort annoncée,

Qui, par un nourrissage et des soins adaptés,

Avait créé l'attache... et les avait coachés,

Comme parent protecteur... pouvait les approcher.

Ces deux-là resteront comme « corbeau et corbeaute... »

Deux espiègles joueurs ivres de liberté.

Nos oiseaux de Casa vivaient d'autres fiertés.

Ils chantaient dans leur cage un bonheur de linottes.

Plus loin en ma mémoire était un poulailler.

En divers épisodes, j'y vois s'y batailler

Des poules picorant, caquetant, s'ébrouant

Ou des lapins furtifs, cabriolant, jouant.

Le dindon m'agaçait de ses salamalecs...

Tout en lui était laid, de son cou phlegmoneux,

Écorché et sanguin, son air de scrogneugneu,

Avec une excroissance de chair molle sur le bec,

À son cri laborieux de buveur en déroute...

Car on m'avait appris que le dindon glougloute !

Les oies avaient pour elles d'être plus élégantes

Mais elles portent le poids d'images qui me hantent.

Un de mes oncles avait la charge du repas.

Un billot, une hache attendaient leur moment.

Et soudain, coup tranché, un corps éperdument

S'échappe. Ce fut l'horreur d'un sinistre trépas !

Ce pauvre garde-manger, pour deux ou quatre pattes,

Disposait d'un enclos aux bordures disparates.

Entre deux murs en coin, des cloisons mensongères

De roseaux tricotés, à la tenue légère,

Limitaient sans rigueur les déambulations.

Une, faisant fonction de porte sans ambition,

Fut l'objet d'une accroche pour le haut de mon bras.

Je ne me souviens plus de ce qui m'encombra

Mais je porte aujourd'hui une fière cicatrice

Dans mon biceps droit en forme de croissant.

Grand-père sut apaiser ces instants angoissants

En me sortant de la basse-cour aux maléfices.

Il tamponna la plaie d'un élixir obscur,

À la sauce piquante ! Mais une chose est sûre,

C'est qu'Éosine aidant et Exoseptoplix,

Arnica de surcroît, firent de moi un phénix

Renaissant de ses pleurs au prix d'un souvenir

Attendri. Car grand-père était fort peu causant,

Sauf à dire ses idées progressistes aux enfants

Pour des droits partagés pour tous à l'avenir.

Le poulailler cloîtrait des prisonniers feuillus,

Porteurs de fruits obèses, des bananes joufflues,

Aptes pour la cuisine, mais que nous dégustions

Comme un don de nature méritant dévotion.

Le jardin se parait d'une enceinte trapue,

Faite d'un mur peu haut, fréquenté du dessus

Par les gamins fluets se croisant à la marge...

Grondés par les adultes qui n'en menaient pas large.

De cette rampe de guet aux temps les plus anciens

On voyait un champ nu, traité comme une poubelle.

Une haie de roseaux limitait la parcelle

Caillouteuse et peuplée d'arbustes aux mille mains.

Leurs fleurs étaient si belles, leurs fruits si attirants,

Nos doigts aventureux si peu obéissants,

Qu'en ce monde de figuiers profus de Barbarie,

Notre curiosité piquetée fut tarie !

Un puits se signalait par une grosse pierre

Granulée d'escargots, séchés, à l'agonie,

Qui venaient y mourir sous le soleil honni.

Il faut dire que c'était le puits d'une sorcière.

Tout était fait, pardi, pour calmer l'aventure :

Des épines sournoises de ces dons de nature

À l'aura mystérieuse d'une dame aux maléfices

Qui venait y puiser son eau comme bénéfice.

Tout au bout du jardin, le mur faisait partage,

Créant comme jumelles deux maisons mitoyennes.

La famille d'à côté, de souche biscayenne,

Autour d'un père gendarme avait deux enfants sages...

Ce jardin malicieux bruissait de rêveries

Et mettait à l'épreuve toutes nos braveries.

Nourri de mille fleurs comme Delphine l'aimait

Il demeure en mon cœur un Eden à jamais.

Oui mais, il y avait des arbrisseaux revêches,

Mâtinés d'innocence, fiers de leurs parements,

Qui cachaient que, parfois, la beauté même ment

Et nous mettaient le cœur et l'âme sur la brèche.

Car ils étaient toxiques. Des lauriers roses ou blancs

Au ricin farfelu, mis sur le même rang,

Ils faisaient du jardin, aux attraits bucoliques,

Des bosquets interdits, pourvoyeurs de colique...

Si « tout est bon dans le cochon... dans le laurier

Tout est mauvais ! » Quant au ricin, ébouriffé,

Ses feuilles sont meurtries. Prêtes à se rebiffer

D'une découpe incertaine, elles osent déployer

Mille pompons rougeaux, prétendument piquants,

Aux graines maléfiques, malgré leur beau clinquant.

Grand-mère faisait fi de ces sournois poisons

En disposant partout des roses à foison.

Dans le jardin fleuri, la maison s'amusait

À sembler... tortue grise aux écailles usées.

Ses plaques en damier de fibre et de ciment,

Faisant tache par les plaies de leur appariement.

Face au grand murier d'angle, aux humeurs expansives,

Un auvent se voulait paraître pergola.

Las le soleil brûlant imposait son holà

À toute velléité de couleur décisive.

Des fleurs en lianes frivoles masquaient les craquelures

Et la déliquescence des couches de peinture.

Ainsi fait, il ouvrait sur un hall excentré,

La porte des vécés étant face à l'entrée.

Cet accès du dimanche n'avait pas la faveur.

Le passage se faisait par la cuisine arrière.

Et, de ce côté-là, il y avait grand-mère

Entre table et fourneaux maîtresse des saveurs.

Un grand mouchoir de poche faisait tout son office.

Des récipients, de tous formats, sans artifices,

Poêles, chaudrons, casseroles, cageots ou lessiveuses,

Bordaient le grand évier aux marges généreuses.

Et de l'autre côté un placard aux trouvailles,

Qui bordait le passage vers les pièces du dedans,

Cachait des oreillons d'abricots obsédants,

Dont le désir toujours me prenait en tenaille !

Une salle à manger, sur la gauche, rejoignait

Le petit hall d'entrée. Et, à droite se liaient

Deux chambres côte à côte et une salle d'eau bizarre,

Lavabo étriqué et douches sans amarres...

Le pommeau pissait dru. J'en garde l'éprouvé,

Comme un harcèlement picotant et grisant.

La toilette était rude sous le jet méprisant,

Le savon de Marseille ayant tout à prouver.

La salle aux grandes eaux se trouvait attenante

À la chambre des parents, habitée d'éprouvantes

Images ébouriffées, chargées de joies et peines,

De Delphine, étanchant nos larmes de Madeleine

Dans le halo sacré d'une sieste méritée,

À grand-père amputé par deux fois et gisant,

Sur son lit de départ, au masque agonisant,

Quand la mort imposait sa cruelle vérité...

Et puis, l'image de Jo, comme on appelait mon père,

Pansements et seringues aux aiguilles sévères,

Aux bons soins des vaillants ou des effarouchés.

Et Francette, assoiffée, nouvellement accouchée...

Comment tarir ici le flot d'évocations

Qui surgit à l'image de ces lieus retrouvés ?

La mémoire sans cesse s'amuse à m'éprouver

Mais un oubli serait la pire aberration...

Celui de la « Singer » promue table de nuit,

Riche d'histoires intimes. Honte à qui l'éconduit !

Car elle fut pour Delphine, comme un bien nourricier,

Plusieurs fois protégée des menaces d'huissier...

Draperies et chemises ou robes pour les filles,

Dans la fine denture de cette mécanique,

Naquirent, dignes parures, aptes à faire la nique

À ceux qui par l'argent ignoraient les aiguilles.

Quand je tentais en vain de lancer le rouet,

La pédale refusait, cynique, de s'ébrouer,

Ou la courroie sautait, sans compter les navettes,

Espiègles, qui rêvaient de partir en goguette...

La « Singer » que grand-mère n'avait jamais lâchée

Se retrouva chez nous, pour son dernier asile,

Au moment du départ de Delphine en exil.

Elle fut, par mes dix doigts fébriles, empanachée

D'un moteur électrique, greffé comme nouveau cœur.

Un vieux ciné cédait l'âme du projecteur

Dont restait quelque image pour survivre à demi.

Hélas notre Singer avait pour ennemi

Un destin implacable. Mise dans un containeur,

Elle se fit oublier, mais sur quel quai au juste ?

Par les forbans du temps, maîtres de la flibuste,

Fieffés déménageurs, avides et sans honneur !

Revenons à ces lieux de mes réminiscences,

Avant la gangue obscure, défions l'obsolescence.

La modeste maison de Delphine et René

Fourmille de souvenirs qui restent à égrener.

Nous avons traversé la cuisine d'entrée,

Découvert la chambrée des grands évènements,

Le séjour s'offre à nous. Grand-père, sûrement,

Y fait une sieste hâtive, austère et concentré.

Peut-être est-il penché sur sa caisse au trésor...

Sa radio... qui se montre comme le tableau de bord

D'un gros engin volant, à curseurs et boutons,

Vers lequel se complaisent les pavillons gloutons.

Le silence s'imposait pour les actualités.

Mais, il y avait aussi le temps des chansonnettes

Du matin, diffusées pour honorer la fête

Des auditeurs chanceux d'avoir été cités.

Cette radio mythique aux infos sacro-saintes

A sans doute inspiré la passion qui suinte

Quand plus tard les Raymond, frère et oncle, étudiaient.

Habiles de leurs mains, tous deux rivalisaient

Pour un poste à galène ou pour un fier capteur

À antennes tournantes, apte à faire le bonheur

De tous les passionnés, les férus de radio.

C'était avant leur engouement pour les motos.

Une seconde chambre s'ouvrait sur le séjour.

Là un double sommier, en treillis métallique,

Et un matelas de crin, rude comme un coup de trique,

S'offraient pour les enfants, ou d'autres, tour à tour.

J'y revois, en attente, coussins et couvertures

Pour couches improvisées... si jamais d'aventure

Une occasion d'invite s'offrait pour une fête.

Là, le coucher d'accueil n'était jamais en dette.

Il fut même une fois, mémoire en parenthèses,

Noël quarante-sept... table... dessus, dessous...

Des couchages d'enfants s'improvisent pour nous.

Le plateau est bordé par une série de chaises.

Deux couches de dormeurs économisent ainsi

L'espace de la tribu des fêtards endormis ;

La maison de Delphine étant à son image,

Généreuse et ouverte plus qu'il ne serait sage.

Au bord de la cuisine, vers l'aire du repos,

Une photo portée par une frêle étagère,

Perdue entre les roses, faisait pleurer grand-mère.

C'était celle de sa fille, Huberte, perdue si tôt.

Sa peine, chargée des deuils de sa vie entière,

Mouillait son regard triste devant l'autel où, fière,

À peine adolescente, une enfant souriait.

J'en porte l'empreinte au cœur. Nos prénoms nous liaient.

Cette maison fourmille de bien d'autres anecdotes

Qui par tout bord essaient d'infiltrer le récit.

Revenons au jardin qui, un jour imprécis,

Chassa le poulailler au profit d'autres hôtes.

Un studio s'édifia comme maison de poupée.

Parler de résidence serait vraiment toupet.

Une chambre, un évier, des toilettes à l'antique

Et un sol « granito » se voulant mosaïque.

L'arrière du jardin où la cuisine œuvrait

Jouissait péniblement d'un espace efflanqué.

Nos tablées coutumières aux allures de banquet

S'y installaient pourtant. Habiles à manœuvrer,

Les enfants s'affairaient à grappiller les plats

Ne tenant pas en place et souvent houspillés...

Les grands, plutôt complices, ne laissaient pas piller

Le bonheur d'être ensemble, à croiser leurs bla-bla,

Ou leurs rodomontades et leurs petits secrets...

L'ambiance était joyeuse, mais parfois, à regret,

Des explosions verbales pétrifiaient l'atmosphère

Autour de mon aînée au cœur toujours en guerre.

Au bord de la cuisine, le jardin dégageait,

Vers le mur mitoyen de la maison jumelle,

Un espace atelier, captivant mes prunelles.

Là, mes mains indociles, habiles, fourrageaient

Dans la boîte à malice d'un subtil bric-à-brac.

Les scies, marteaux, burins supportaient bien le vrac.

Mais les outils de pêche, classés et alignés,

Montraient bien l'intérêt qui était assigné

À cette activité, où Joseph et René,

Mon père et mon grand-père, de concert, excellaient.

Ils savaient isoler, des roseaux en mêlées,

Celui qui pourra faire une canne agréée,

Travailler à la flamme la plus juste souplesse

Et lui donner ainsi ses lettres de noblesse.

Les viroles en laiton patiemment ajustées

Permettaient la longueur pratique souhaitée.

Quant aux lignes préparées, je m'étais imprégné

De la délicatesse d'un parfait arrimage

En regardant mon père, calant le crin sauvage

Sur le plat de l'hameçon dûment entortillé.

Grand-père, au temps voisin de mon âge de raison,

S'illustrait d'attirails de flotteurs faits maison,

S'affairant à couler des plombs de tous calibres

Puis jaugeant savamment les meilleurs équilibres.

Le moulinet venait couronner l'assemblage,

Testé par une main leste, interdit aux enfants.

Sa bobine magique aux effets cliquetants

Rythmait la future prise des monstres les plus volages.

Ainsi mes grands anciens, maîtres des cannes à pêche,

Et d'autres savoir-faire parmi les plus revêches,

M'ont fasciné longtemps. Aujourd'hui, il me reste

Ces images éparses du bonheur des mains prestes.

Ma plume, qui se nourrit d'une mémoire erratique,

Mouvante au fil de l'eau de mes années premières,

Épingle çà et là, des halos de lumière.

L'un d'eux marque à jamais une époque homérique,

Celle du fier projet de construire un bateau.

Il venait couronner, cerise sur le gâteau,

La grande adolescence de mon oncle Raymond,

Comblé de petites mains, unies pour son renom.

Le coin de l'atelier méritait plus d'espace.

Il s'étendait en lieu et place des tréteaux

Que les repas festifs oublièrent aussitôt

En se serrant un peu pour laisser de la place.

C'était un fier voilier, proche de dix coudées,

Pour lequel l'huile de coude ne fut jamais boudée.

À chaque étape, Raymond devait se faire la main,

Astuce en bandoulière et trouvaille en chemin.

Le squelette charpenté autour de sa membrure,

Foret pour sa cheville... tenon pour sa mortaise...

Se couvrait peu à peu de planches mal à l'aise

À être, durement, cintrées pour faire ceinture.

Et puis il y avait le coaltar et l'étoupe,

Dans chaque écart de lame de la proue à la poupe,

Le maillet, le burin, chevauchant peu à peu,

Chaque interstice à calfeutrer du mieux qu'on peut.

Puis vinrent les beaux objets, la mature, les cordages,

Le vernis sur le pont, les pièces laitonnées

Et la voile, qu'on disait de Méditerranée,

Dont Armand, le grand-oncle, avait fait son ouvrage...

Je revois le baptême et l'inauguration,

Le lent dévoilement de son nom, l'émotion

D'y découvrir... « René » en mémoire de grand-père

Puis l'écart des enfants, grand moment délétère !

Les grands le mirent à l'eau pour son premier essai.

Quelques semaines après, une grande marée

Et des forts coups de vent l'atteignirent, amarré

Dans le port en bataille, gisant et fracassé...

                         

COPYRIGHT(©) 2022