Ils sont peut-être encore dans leur emballage, mais qui sait quelle bactérie transportait celui qui les a laissé sur mon bureau. Oh my god ! Est-ce qu'un des employés du service de nettoyage a fait des cabrioles sur mon bureau durant les vacances de Noël ? Ou alors un de nos employés lors du party de bureau ? Ahhh... Je ne veux pas savoir !
Je contourne mon bureau, j'attrape ma sacoche, que je venais de laisser tomber sur une des chaises qui font face à celui-ci. Je traverse la pièce en coup de vent et j'en ouvre la porte à la volée, ce qui fait que mon pauvre assistant se rive le nez dessus et manque de renverser le gobelet de thé chai, avec une petite touche de matcha saupoudrée sur le nuage de lait mousseux qui le couronne si élégamment. Un thé au matcha exactement comme je les aime, ce qu'il a fallu plus de trois mois à mon assistant pour se rentrer dans la tête, quand je suis arrivée ici au départ, il y a deux ans, après que mon père m'aie nommée à ce poste prestigieux de rédactrice en chef du magazine Modus.
Le pauvre assistant, Byron, doit jongler avec le gobelet afin de ne pas le renverser. Dans mon émoi, je m'en soucie peu, trop occupée à me tourner vers ma secrétaire, pour balancer des ordres à la petite femme aux énormes lunettes perchées sur son nez et au corps superbe qu'elle dissimule sans arrêt sous ses couches hideuses de vêtements trop amples pour une raison que j'ignore.
- Agathe ! Demandez immédiatement à la conciergerie de venir désinfecter mon bureau dans son ensemble ! Quand je vais sortir de ma réunion avec l'équipe de rédaction, je veux qu'il brille comme un sou neuf. Et surtout que ce ne soit pas les mêmes que la dernière fois ! Ceux-là, je veux qu'ils soient renvoyés, car ils ont fait du très mauvais travail ! C'est proprement écœurant !
Je me saisis du gobelet tendu par mon assistant tout en parlant et j'en bois une gorgée que je savoure quand je termine de parler. Je prends sans attendre le chemin de la salle de conférence. J'entends un «oui madame» derrière moi et je peux sentir la présence de mon assistant qui me talonne tout en me mentionnant mon emploi du temps de la semaine à venir, qui est très chargé comme toujours au retour des fêtes.
Quand je franchis les portes vitrées de l'immense salle de conférence, toute mon équipe de rédaction est déjà réunie et patiente pour moi. Je vais m'assoir dans le grand fauteuil en bout-de-table qui m'est réservé et je leur fais signe de commencer.
Notre magazine est un magazine électronique. Mais il existe aussi une version papier. Dans le cas de notre site Internet, c'est un numéro bimensuel, mais en édition papier, nous ne publions que des numéros spéciaux, comme celui de la Saint-Valentin qui approche et qui se retrouvera aussi dans les kiosques à journaux en même temps que l'édition spéciale sera mise en ligne sur le Net. Nous devons donc bosser deux fois plus dur que d'ordinaire, pour la prochaine date de tombée du journal de notre appli mobile, ainsi que pour l'édition spéciale qui suivra quand une édition spéciale en version papier doit aussi sortir. Surtout que je veux que cette édition spéciale Saint Valentin soit un très grand succès.
Je veux marquer les esprits et qu'est-ce qu'on me propose?
De ridicules cupidons et des petits couples qui se tiennent main dans la main... mais la proposition qui frise carrément le ridicule est encore une fois la proposition que nous soumets Moïra. Cette jeune femme va finir par me rendre marteau avec ses scénarios à la cendrillon. Cette fois un carrosse avec des montants tout fleuris qui roule en direction d'un ces antiques châteaux avec pour décor en arrière-plan les routes de Provence en France.
- C'est quoi ? Un spécial sur les robes de mariées ? Bloody freakin hell ! Et ça, c'est quoi ? Cette espèce de gros cupidons qui fait du body building ? Bollocks ! Brittany ! Ça ressemble plus au genre de post que je verrais sur Tiktok ! Et pitié Moïra, arrête de me soumettre des idées qui ont l'air de sortir de vieux romans Harlequin ou de films de cette chaine spécialisée... c'est quoi déjà ? Ah oui ! Hallmark ! Des fleurs et des petits couples qui se tiennent par la main, Anastasia!? Vous n'avez rien trouvé de mieux ? Bloody freakin hell ! Vous êtes leur chef de pupitre, Jeffrey... Essayez au moins de faire le tri dans leurs idées avant de me les soumettre en réunion... Je veux quelque chose de mordant... Je veux de la décadence ! Je veux que quand nos lecteurs verront le cover de notre prochaine édition, ils sentent bien que Modus est encore jeune, rebelle, dans l'vent !
Un des chefs de pupitre, Jeffrey justement, se mets à taper sur la table lentement avec son stylo tout en réfléchissant. Une idée jeune... décadente... pour la Saint-Valentin... C'est que toutes les idées, elles ont déjà plus ou moins été faites... murmurent-ils tous entre eux, et de manière un peu blasée.
Soudain, une grande blonde que je ne connais pas, et dont je me demande franchement ce qu'elle fiche ici, me fait une suggestion à son tour, et la première qui soit vraiment intéressante :
«Pourquoi vous ne feriez pas un spécial sur les «kinks» des gens ? » Tout le monde la dévisage automatiquement, l'air de dire : «Non, mais, t'es qui, toi ?»
C'est la question que je lui pose. Elle ne se laisse pas décourager par mon attitude très peu accueillante et me déclare vitement qu'elle s'appelle Emma Erickson, et qu'elle est la petite amie de Byron...
Byron à qui elle avait promis d'assister à la réunion sans intervenir, s'excuse alors mon assistant qui a probablement très peur que je le réprimande. Cependant, comme personne ne m'a donné de meilleures idées jusqu'ici je lui fais signe d'élaborer un peu plus ce qu'elle disait, parce que mot «kink» peut référer à pas mal de choses!
La grande blonde a les yeux très pétillants et déborde d'enthousiasme quand elle poursuit, joignant le geste à la parole de manière démonstrative : « Mais justement ! C'est ça qui est génial! Ça pourrait être l'occasion de faire un spécial sur la diversité sexuelle justement ! La Saint-Valentin, ce n'est pas juste une fête pour les hétéros ultras traditionalistes ! Sur le cover, vous pourriez titrer : Saint-Valentin, quel est votre kink favoris ? Il pourrait même y a voir un test, du genre : 'Êtes-vous un top ou un bottom ? Dix questions pour le découvrir...' et en arrière-plan, vous mettez un couple gay avec une balançoire érotique ou alors trois partenaires d'une relation Paramour... Tout sauf quelque chose de trop stéréotypé... »
Hmmm... Je me demande comment mon père accueillerait une telle idée... Lui qui est assez vieux jeu... Et même si j'ai une très grande liberté littéraire, c'est tout de même le propriétaire du magazine qui a le dernier mot et je me doute que ce mot sera : Non.
Seulement cette idée lancée, tel un pavé dans une marre qui risque de faire bien des vagues, et qui en inspire déjà plus d'un à cette table. Un des chefs de pupitre se met à mordiller son crayon, signe en général que son cerveau est en ébullition.
- Ouais...C'est une super idée ! On pourrait même demander à une thérapeute sexuelle de concevoir ce test... suggère-t-il, emballé par cette suggestion. Une des photographes du magazine mentionne l'exposition de la nouvelle galerie qui vient d'ouvrir et qui avait pour thème le BDSM. «Koi No Yokan» est le nom de cette galerie et il se trouve que c'est aussi une expression japonaise pour exprimer l'acte de pressentir qu'une personne nous est destinée...
- Nous pourrions réaliser une entrevue avec le propriétaire de cette galerie... et avec l'exposition, il y aurait aussi matière à réflexion si nous prenons le thème des préférences sexuelles...
Emma se propose spontanément de rédiger cet article. Quand un des chefs de pupitre manifeste des réticences, elle lui mentionne être l'auteur du blogue «The Drakness in me» Qui est très populaire en ce moment chez les jeunes femmes de cette tranche d'âge au Royaume-Uni et qui est effectivement dans le thème que nous comptons aborder. Il s'agit en effet du blogue d'une jeune Islandaise qui se dit pansexuelle et qui raconte son quotidien au sein d'une famille éclatée et dans une région très isolée du monde, comptant peu d'habitants où parfois la différence peut être difficile à assumer... Une blogueuse qui brusquement se retrouve dans une grande ville étrangère, étudiant à Oxford, et pouvant enfin assumer pleinement sa différence et ses préférences sexuelles sans risquer que cela vienne aux oreilles de sa famille, ce qui pourrait être très embarrassant !
- En plus, insiste Emma, j'étudie en langue et communication à Oxford. J'y croise donc très souvent monsieur Tanaka qui y donne des cours en économie de marché et il est un fan inconditionnel de ma belle-sœur, qui était une des artistes vedettes de son exposition!
- Monsieur Tanaka ? dis-je tout en m'efforçant de ne rien laisser voir de mon embarras.
Juste de penser à ce que maitre Koto m'a fait vivre en suspension, ligotée et tout offerte au dom d'expérience, il y a à peine une petite semaine au jour de l'an... j'en ressens encore des palpitations et je serre automatiquement les cuisses sous la table par réflexe.
- Monsieur Tanaka est le propriétaire de la galerie... m'informe Byron.
Mon assistant en profite pour s'excuser auprès de moi discrètement. Quand il a accepté qu'elle l'accompagne, il ignorait que sa copine lui ferait un coup pareil et qu'elle en profiterait pour essayer de se faire bien voir de moi. Emma lui avait promis de rester discrète et de ne pas dire un mot durant la réunion.
Je lui fais signe d'arrêter de se justifier. J'aime les personnes qui sont fonceuses. Et cette fille, quoi que visiblement encore débutante... me semble avoir un brillant avenir en journalisme !
«Très bien, Monsieur Tanaka et sa galerie sont à vous...» lui dis-je. Elle fait une petite danse de la victoire très comique sur sa chaise. «Yesss !» Je lui désigne la photographe, Beatrice, de l'accompagne quand elle ira interviewer le propriétaire de la galerie. Je demande à Britanny de faire équipe avec Sacha, notre second photographe, pour la thérapeute sexuelle que Jeffrey va nous dénicher, et qui va élaborer le test que les lecteurs pourront faire pour savoir s'ils sont «top» ou «bottom»... Je veux aussi qu'elle interviewe la sexologue sur les diverses préférences sexuelles existantes... Ce qui est dangereux, ce qui ne l'est pas... les trucs les plus fous qu'elle a vus dans sa carrière...
Pour le reste, je demande à mes chefs de pupitre et à mon autre journaliste de la section mode, Moïra, de combler les vides et de me revenir avec d'autres idées en lien avec le sujet et surtout des propositions pour le cover soient plus adaptées au nouveau sujet... Notre graphiste, Sidonie, doit aussi me revenir avec un nouveau design, un thème pour la Saint-Valentin qui soit dans la même veine pour notre spécial sur la diversité sexuelle.
Quant à la version papier du magazine et pour le bandeau du site internet, et avant qu'ils le demandent, non, la balançoire sexuelle n'est pas une option! S'il est vrai que je souhaite quelque chose de décadent, Modus est quand même un chef de file dans le monde de la mode et de la haute couture. On ne va quand même pas se rabaisser au niveau de certaines «bimbos» sur Instagram!