Alina n'avait pas entendu la voix de son frère depuis trois mois. Et quand enfin il l'appela, ce fut pour signer sa condamnation.
- Alina... c'est moi. J'ai besoin de toi.
Elle reconnut tout de suite le ton : celui qu'il prenait quand il avait merdé. Grave. Il était haletant, sa voix tremblait. Pas de salutations, pas de comment vas-tu, rien. Juste cette panique crue, brute, familière.
- Qu'est-ce que t'as fait ? demanda-t-elle en resserrant sa veste contre elle, le portable calé contre l'oreille, debout sur le trottoir sous une pluie fine.
- Écoute, j'ai pas le temps de tout t'expliquer. J'ai pris un truc... j'aurais pas dû.
- Combien ?
- C'est pas de l'argent. C'est pire.
Son cœur fit un bond.
- Dis-moi que t'as pas volé un mec du milieu.
Silence. Long. Lourd.
- Putain, Kyle.
- C'était pas censé dégénérer. C'était un coffre, juste un coffre. Je savais pas ce qu'il y avait dedans. Maintenant ils me cherchent. Et ils t'ont trouvée avant.
Elle ferma les yeux.
- Ils m'ont quoi ?
- Luka Moretti. C'est lui. Il pense que tu sais où je suis. Il pense que t'es complice. Il m'a dit... Il m'a dit que si tu te pointais pas chez lui ce soir pour t'expliquer, il viendrait te chercher. Et crois-moi, tu préfères y aller de ton plein gré.
Le nom la glaça. Luka Moretti. Le genre de type qu'on ne regarde jamais deux fois dans la rue - pas parce qu'il est banal, mais parce qu'il est trop. Trop beau, trop intense, trop dangereux. Il dirigeait ses affaires comme on mène une armée : avec méthode, autorité et sang-froid. On disait qu'il ne criait jamais, qu'il n'en avait pas besoin. Sa réputation parlait pour lui. Son regard suffisait.
- Tu m'as vendue, murmura-t-elle.
- Je te protège, Alina. Il va te tuer si tu refuses.
- Et toi, tu te caches. Comme d'habitude.
Il raccrocha.
Elle resta un moment immobile, le téléphone à la main, les doigts gelés. Puis elle inspira profondément, releva le col de sa veste et marcha. Le genre de marche qu'on fait pour ne pas courir. Le genre de marche qui mène à l'abattoir.
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Le manoir Moretti était perché sur les hauteurs, loin des bruits de la ville. Un long chemin de graviers blancs serpentait entre des arbres parfaitement taillés. La grille s'ouvrit d'un coup, comme si elle était attendue.
Une voiture noire vint la chercher à mi-chemin. Vitres teintées. Silence. Le chauffeur ne parla pas. Il jeta juste un œil dans le rétroviseur, vérifia son identité, puis démarra.
Quand ils arrivèrent devant la maison, elle sut qu'elle ne contrôlait plus rien.
C'était immense. Impeccable. Le genre de maison où tout le monde parle à voix basse sans qu'on sache pourquoi. La porte d'entrée s'ouvrit sans qu'elle touche à rien.
On la fit entrer. On ne l'attachait pas. On ne la frappait pas. On la traitait presque... poliment. Ce qui était pire.
Puis il apparut.
Luka Moretti.
Costume noir, chemise blanche. Pas une cravate, pas un pli. Il était grand, très grand. Des épaules taillées pour imposer, une carrure nette, contrôlée. Ses cheveux noirs encadraient un visage aux traits précis, comme taillés au couteau. Mais ce furent ses yeux qui la frappèrent.
Bleus. Froids. Brillants. Profonds comme une mer d'hiver.
Il la regarda comme un dossier qu'on étudie. Pas une femme. Pas une personne. Une variable dans une équation.
- Alina Grey, dit-il.
Sa voix était calme. Sûre. Paradoxalement douce.
- Asseyez-vous.
Elle hésita. Puis s'assit dans le fauteuil qu'il indiquait, en face de lui, dans un salon aussi vaste qu'un hall d'hôtel. Il n'y avait que deux tasses de café sur la table basse. Il avait prévu qu'elle vienne.
- Je ne vais pas tourner autour du pot, continua-t-il. Ton frère m'a volé quelque chose qui m'appartient. Quelque chose de très précieux. Et il a eu l'intelligence de disparaître avant que je mette la main sur lui.
- Je n'ai rien à voir avec ça.
- Je sais.
Elle haussa un sourcil.
- Alors pourquoi je suis ici ?
Un très léger sourire étira ses lèvres, à peine visible.
- Parce que tu vas m'aider à le retrouver. Ou payer à sa place.
Elle se redressa.
- C'est illégal.
- Oui.
Le mot tomba comme une évidence. Pas d'excuse. Pas d'argument.
- Tu crois qu'un simple "je ne savais pas" me suffit ? Tu portes son nom. Tu fais partie de sa dette.
- Et si je refuse ?
Il s'approcha. Lentement. Aucun geste brusque. Mais elle sentit la pression monter comme une marée. Il s'agenouilla devant elle, à hauteur de ses yeux. Si près qu'elle pouvait voir les nuances d'azur dans son regard.
- Tu ne veux pas refuser, Alina.
Elle avala difficilement sa salive.
- C'est une menace ?
- Non. Un conseil.
Il se releva, ajusta sa veste.
- Tu vas rester ici, le temps qu'on règle ça. Tu n'es pas en prison. Mais tu n'es pas libre non plus.
- Donc je suis une otage.
- Disons... une invitée sous surveillance.
Elle serra les poings.
- Mon frère t'a pris quelque chose. Il faut t'en prendre à lui, pas à moi.
Il la fixa longuement.
- Tu es plus précieuse que tu ne le penses, Alina. Et si ton frère tient à toi autant que je le pense... il sortira de son trou très bientôt.
Il tourna les talons.
- Une chambre t'attend à l'étage. On t'apportera de quoi manger. Reste tranquille. Et tu sortiras d'ici en un seul morceau.
Elle ne répondit pas. Elle le regarda disparaître dans le couloir, ses pas étouffés sur le marbre.
Luka Moretti était aussi terrifiant que fascinant. Il n'avait pas crié. Pas haussé la voix. Pas levé la main. Mais il avait réussi à faire passer en quinze minutes un message plus clair que n'importe quelle arme.
Elle était sa monnaie d'échange.
Mais elle n'avait pas dit son dernier mot.
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