#chapitre 1
#chapitre 1
Je n'ai jamais aimé les miroirs. Chaque fois que mon regard s'y perd, c'est comme si je traversais une fissure invisible qui me ramène à cette nuit. Le reflet me fixe, mais ce n'est pas vraiment moi. C'est elle, cette version brisée que j'essaie d'oublier. Ce matin-là, en me préparant, je me suis surprise à éviter mon propre visage. J'ai attrapé mon manteau beige, passé mon écharpe en laine autour de mon cou, et j'ai quitté l'appartement en claquant la porte derrière moi, comme si la vitesse pouvait effacer mes pensées. La pluie battait déjà le pavé humide de la vieille rue. Les façades grises et les balcons en fer forgé semblaient retenir leur souffle. J'ai glissé mes mains dans les poches de mon manteau, sentant le froissement sec du papier que je portais depuis hier soir. Trois mots griffonnés à la hâte : Je sais tout. Ils tenaient moins de place qu'un billet de métro, et pourtant, ils pesaient une tonne. Je descendais vers la place centrale. L'air sentait le café brûlé et la poussière mouillée. Un tram passa, projetant des éclaboussures sur les passants. Je me suis reculée d'instinct, évitant de justesse une gerbe d'eau sale. Mon téléphone vibra dans ma poche. Je savais déjà qui c'était. Personne ne m'appelle à cette heure-là, sauf lui. J'ai hésité à décrocher. Les sonneries s'égrenaient, lentes, insistantes. Au quatrième appel, j'ai répondu.
- Anick ? Sa voix était basse, presque un murmure.
- Qu'est-ce que tu veux, Vincent ?
- On doit parler.
- Ce n'est pas le moment.
- Tu as reçu la lettre ?
Mon cœur se serra. Il savait.
- Oui.
- Alors tu sais aussi que tu n'as plus beaucoup de temps.
La ligne coupa net. Pas de salutations, pas d'explications. Je restai immobile quelques secondes, comme si mon corps refusait d'obéir. Puis mes jambes se mirent à marcher toutes seules, plus vite que je ne l'aurais voulu. Les vitrines défilaient. J'apercevais mon reflet dans le verre des boutiques, déformé par la pluie, et chaque fois j'avais envie de détourner les yeux. Au coin de la rue des Marronniers, un café m'offrit un abri temporaire. L'odeur du pain chaud et du chocolat fondu me caressa les sens, mais mon estomac se contracta. Je pris une table au fond, près de la vitre embuée. Un serveur aux cheveux en bataille s'approcha.
- Un café noir, s'il vous plaît.
J'avais besoin de quelque chose de fort, de brûlant. Il s'éloigna en silence. Je posai mes coudes sur la table, les mains jointes devant ma bouche. Tout en fixant le brouillard qui dansait sur la vitre, mes pensées me ramenèrent à dix ans en arrière. Ce soir-là, il pleuvait déjà. J'avais dix-sept ans. Je portais une robe rouge, trop courte pour ma mère, parfaite pour lui. Nous étions sortis après le dîner. Il avait cette odeur de tabac froid et de menthe. Ses mains sur mes épaules, son rire qui couvrait celui des autres. Puis, soudain, la rue déserte. Les phares d'une voiture qui s'éteignent. Les cris. Et ce silence... lourd, irréversible. Le serveur posa la tasse devant moi, me tirant de ma torpeur.
- Vous allez bien ? demanda-t-il en me fixant un instant.
- Oui. Merci.
Je mentais. Mais j'avais appris à le faire bien. Je pris une gorgée de café. La brûlure me ramena dans l'instant présent. Dehors, une silhouette m'observait. Grande, manteau noir, capuche tirée. Je ne distinguais pas son visage, mais mon instinct criait danger. Je glissai quelques pièces sur la table et sortis sans terminer ma boisson. La pluie avait cessé, mais l'air était plus froid. Je pris à gauche, puis encore à gauche, comme pour me perdre volontairement dans le dédale des rues. Mais chaque fois que je jetais un coup d'œil derrière moi, la silhouette était là, à la même distance. Mon souffle s'accéléra. Mon cœur battait dans mes tempes. J'atteignis enfin l'entrée de mon immeuble. Les pierres anciennes semblaient m'offrir une protection fragile. Je montai les escaliers quatre à quatre, ma clé tremblant dans ma main. Une fois à l'intérieur, je verrouillai la porte, poussai la chaîne et m'appuyai contre le bois, respirant à grandes goulées. Mon téléphone vibra encore. Un message. Ne fuis pas. Tu sais que ça ne sert à rien. Je me laissai glisser au sol, le dos contre la porte. Les larmes menaçaient, mais je refusai de leur céder. Pas encore. Pas tant que je ne saurais pas qui se cache derrière cette menace. Mon regard tomba sur la vieille boîte en fer au-dessus de l'armoire. Je n'y avais pas touché depuis des années. Pourtant, mes mains se mirent à la saisir. À l'intérieur, des photos, une chaîne en argent, et un petit carnet à la couverture usée. Je l'ouvris. L'écriture penchée de Vincent me sauta aux yeux. Anick, un jour, tu devras tout dire. Une déflagration de souvenirs m'envahit. La voix de Vincent cette nuit-là, ses mains pleines de sang, son regard vide. Je refermai le carnet et le jetai sur le lit. Je ne voulais pas me rappeler, mais c'était trop tard. La sonnette retentit. Une fois. Deux fois. Trois. Je restai figée. Puis une voix familière traversa la porte.
- C'est moi. Ouvre.
Je reconnus la voix d'Élise, ma meilleure amie. Mon corps se détendit un instant. J'ouvris. Elle entra, ses yeux clairs balayant la pièce.
- Tu as l'air d'avoir vu un fantôme.
- Peut-être bien.
- Qu'est-ce qui se passe ?
Je lui tendis la feuille. Elle la lut, ses sourcils se froncèrent.
- C'est lui ?
- Je ne sais pas. Mais il me suit.
Elle serra ma main.
- Alors il est temps d'arrêter de fuir.
Ses mots étaient simples, mais leur poids était immense. Mon esprit se divisa en deux : la partie qui voulait se cacher encore, et celle qui brûlait d'en finir.
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