Elle finit par apparaître dans l'encadrement de la porte, tirée à quatre épingles. Aucune hésitation dans sa démarche, pas la moindre trace de titubement - et, miracle, l'unique senteur qui flottait autour d'elle était celle d'un bain de bouche trop mentholé. C'était la première fois depuis des semaines qu'elle semblait... présenteable. Humaine.
Mais je n'aurais pas dû m'en étonner. Elle trouvait toujours un moyen de sauver les apparences quand il s'agissait de Kylee. Que le ciel la préserve d'apprendre un jour la vérité sur celle qui l'avait mise au monde.
Ce mensonge, c'était mon fardeau. Et je l'acceptais sans rancune. Maman voulait la protéger. Moi aussi. Mais nos raisons divergeaient. Là où elle agissait par honte, je me laissais guider par l'amour.
Je lui fis signe de s'installer dans le vieux fauteuil du salon pendant que je retournais en cuisine pour surveiller le repas. J'avais cuisiné avec soin, préparant tous les mets préférés de Kylee. Deux mois s'étaient écoulés depuis sa dernière visite. L'attente avait été longue, et ce soir, elle rentrait enfin. Avec lui.
Elle avait évoqué leur rencontre à demi-mots : un voyage scolaire, une visite du campus universitaire, une coïncidence qui s'était transformée en évidence. Je n'avais appris l'existence de leur relation qu'à la fin de sa première année, bien après qu'ils aient décidé de la rendre publique. Elle prétendait que c'était à cause du rang qu'il occupait dans la meute. Et je l'avais crue.
Malgré leur proximité géographique, les rendez-vous avaient toujours été repoussés. Elle m'avait pourtant tout raconté de lui, jusqu'au moindre détail, peignant un tableau idyllique d'un compagnon parfait. Mais ce n'est que récemment qu'elle nous avait dévoilé l'identité de son futur partenaire : Théo, fils de l'Alpha Torin. Celui qui était destiné à lui succéder.
À cette annonce, Ma et moi avions été traversées par une joie sincère. L'Alpha actuel était respecté, juste, et sa bienveillance nous avait été précieuse après la mort de Papa. Même si nous n'étions pas proches de lui, il s'était montré présent, m'aidant à garder notre famille debout quand tout semblait perdu.
Théo, son héritier, promettait d'être digne de cet héritage. L'idée que Kylee partage sa vie avec un tel homme m'apportait une certaine paix. Elle aurait un avenir sûr. Protégé.
Je retirais le poulet du four lorsque la voix de Maman, plus chantante que d'ordinaire, me parvint depuis le salon.
- Les voilà !
Le cœur serré, j'attrapai les plats de porcelaine hérités de nos parents à leur cérémonie d'union, les remplis avec précaution, puis les disposai sur la table impeccablement dressée. La dernière touche posée, je quittai la cuisine en vitesse, l'excitation me tirant vers le salon.
Mais je m'immobilisai aussitôt sur le seuil.
Un parfum. Vif, enivrant. Une onde me traversa, déclenchant un tumulte de sensations, un vertige douloureux et sucré. Mon regard tomba sur un homme grand, solidement bâti, posté aux côtés de ma sœur.
Il me fixa.
Et je sus.
Compagnon.
Le mot se coinça dans ma gorge, acéré, violent, presque physique. Mon corps l'avait reconnu. Mon âme, aussi. Comment cela pouvait-il être ? Cet homme n'était pas mien. Il appartenait à Kylee.
Pourquoi, alors, ce lien ?
Et, plus troublant encore : pourquoi son regard trahissait-il la même fulgurance ?
Ses yeux grands ouverts, ses pupilles dilatées, il demeurait pétrifié, incapable de détacher ses prunelles dorées des miennes.
Dasha, ma louve intérieure, se redressa d'un bond, secouée d'un frisson électrique. Elle avait reconnu le sien. Elle savait. Comme moi. Et cette certitude, insupportable, se mua bientôt en un gémissement plaintif, douloureux, perdu quelque part au fond de mon esprit.
Non. Cela n'avait pas le droit d'arriver.
Il fallait réagir. Vite.
La priorité : ne pas trahir la vérité. Kylee ignorait tout. Elle ne devait rien voir. Je pris une inspiration et, d'un geste d'automate, plaquai un sourire sur mes lèvres.
- Kylee ! Tu m'as tellement manqué !
Je lui ouvris les bras et elle y sauta avec la joie d'une enfant retrouvant sa grande sœur.
- Ayla ! Tu n'imagines pas combien tu m'as manquée, toi aussi.
Nous nous séparâmes. Elle se tourna vers lui, rayonnante.
- Théo, voici Ayla. Ma sœur. Ayla, je te présente Théo, mon compagnon.
Son nom claqua dans l'air comme un rappel cruel. Il m'adressa un sourire crispé, douloureusement faux. Je fis mieux que lui. Mon masque, je le portais depuis des années.
- Ravie de faire ta connaissance, Théo, dis-je, le ton posé. Le dîner vous attend dans la salle à manger. Je vais vous y rejoindre après avoir sorti le dessert.
- Ne tarde pas ! lança Kylee avec entrain. On a une annonce importante, et je brûle d'impatience !
Je hochai la tête, posant une main sur son épaule.
- Je vous rejoins tout de suite.
Elle entraîna Maman avec elle. Théo suivit, passant près de moi. Nos regards se croisèrent une seconde fois. Une lueur traversait le sien, mélange de trouble, de colère rentrée, et de désir mal contenu. Je levai à peine le menton, un avertissement silencieux dans les yeux. Pas ici. Pas maintenant.
Kylee riait dans l'autre pièce. Je reculai dans la cuisine et tirai le cheesecake du frigo. Puis, sans un mot, je sortis par la porte arrière.
L'air frais de la nuit m'arracha un frisson. Je pris une longue inspiration, une autre, puis une troisième. Mais rien ne calmait le tumulte en moi. Je sentis les larmes monter et les repoussai violemment.
Alors, je fis ce que je faisais toujours dans ces moments-là : je me mis à jurer.
- Non, non, non... Ce n'est pas possible, pas maintenant !
- C'est lui, souffla Dasha.
- Non, protestai-je. Il est à Kylee. Tu entends ? Ce n'est pas le nôtre. On se reprend, on sourit, on dîne. Le reste... on verra plus tard.
Elle grogna en silence, et je fis taire ses protestations. Puis je rentrai, le visage lisse, le pas décidé. J'étais presque arrivée à la salle à manger quand les mots de Kylee me fauchèrent.
- ... la cérémonie est prévue dans trois mois.
Je me figeai.
Elle leva les yeux vers moi, rayonnante.
- Je suis désolée, je n'ai pas pu garder la surprise plus longtemps. Tu es heureuse pour nous, n'est-ce pas ?
Je m'approchai, le sourire figé sur mes lèvres.
- Bien sûr que oui. Tu mérites ce qu'il y a de meilleur.
Je pris place à la table, pile en face de Théo. Sa présence brûlait ma peau, mais je fis comme si de rien n'était. Je servis les assiettes, distribuai les plats, écoutai les rires de Maman et Kylee sans jamais vraiment y prendre part.
Théo, lui non plus, ne disait presque rien. Mais il apprenait vite. Bientôt, il dissimula ses émotions comme un maître du mensonge.
Moi, je me battais contre le feu. Leur complicité, leurs mains qui se frôlaient, les éclats de rire partagés : chaque geste m'écorchait. Dès que le moment s'y prêta, je me levai pour débarrasser. Lorsque je revins avec le dessert, mon téléphone vibra dans ma poche. Une aubaine.
Je le sortis, regardai l'écran, et me tournai vers les autres.
- Excusez-moi, je dois répondre. C'est important.
Maman hocha la tête. Kylee ne remarqua rien. Théo, lui, me suivit du regard, mais je l'ignorai.
Je décrochai en quittant la pièce, filant une fois de plus vers le jardin.
- Zeff ? soufflai-je au bout du fil.
- Alors, ce dîner ? fit-il avec humour.
- Explosif, répondis-je, un rire nerveux dans la gorge.
- Tu me raconteras. Carla voulait savoir si tu avais fini ces chapitres.
- C'est fait. Je comptais encore les relire, mais je peux les envoyer ce soir.
- Parfait. Je lui dis de surveiller sa boîte.
- Mmmh.
Un silence.
- Ayla ? Tout va bien ?
Mais une odeur familière flottait dans l'air. Je n'étais plus seule.
Je me raidis.
- Je dois te laisser, Zeff. À demain.
Je raccrochai.
Et me retournai lentement.