Mes longs cheveux noirs traînent contre la terre humide, frôlant presque la boue. L'envie de coller mon front au sol froid est presque irrésistible - peut-être que cela apaiserait la brûlure de ma peau moite. Mais même là, au bord du gouffre, je refuse de m'abandonner à la saleté. L'instinct de préservation de ma dignité reste intact, pour une raison que j'ignore.
Calme-toi, Delina. Bordel, ressaisis-toi.
D'habitude, cette phrase me remet les idées en place. Elle coupe court à mes émotions, me recentre. Mais cette fois, ce n'est pas mon esprit qui flanche. C'est mon corps. Et peu importe combien je me répète ces mots, je me sens toujours aussi mal, comme si chaque organe se rebellait.
Super. Me voilà, à vomir mes tripes la veille du jour le plus important de ma vie.
- Delina ?
Putain. Putain, putain, putain.
Je redresse la tête d'un coup sec, ce qui s'avère être une grave erreur. La terre tourne autour de moi et je manque de m'effondrer, sauvée de justesse par mes mains agrippées à l'arbre derrière moi. Je me force à me lever, essayant tant bien que mal de paraître détendue. J'adopte une posture nonchalante, bras croisés, dos appuyé à l'écorce rugueuse, même si je sens la sueur couler le long de mes tempes.
Mais quand une silhouette imposante émerge des buissons devant moi, toute ma tentative d'indifférence s'effondre. C'est elle.
- Par les crocs d'Élecia... souffle Mère, les bras croisés, l'air profondément exaspéré.
C'est comme faire face à mon propre reflet, mais dans une version plus raffinée et bien plus dangereuse. Aurica Starcross. Ma mère. Une légende vivante, et une autorité que peu osent défier.
Ses cheveux noirs, couleur de nuit sans lune, sont tressés avec une telle précision qu'ils pourraient couper le vent. Elle les porte toujours attachés, à l'opposé de moi. Moi, je les laisse libres, sauvages, indomptables. Comme mon esprit.
Je n'ai même pas besoin de voir ses yeux pour savoir qu'ils sont presque noirs. Sa colère les obscurcit toujours. La pierre rouge incrustée dans son front luit d'une lueur cramoisie : le sceau impérial. Trois pierres pour chaque souverain de l'Empire krodien : saphir, émeraude, rubis. L'émeraude et le saphir sur chaque main. Le rubis, au centre du front, comme une cible brillante de pouvoir et d'héritage.
Je détourne les yeux.
- Ce n'est pas ce que tu crois, dis-je d'un ton faussement assuré.
- On dirait que tu as bu assez pour assommer une centaine de misérables humains, Delina, répond-elle en soupirant.
Les Normes. Des êtres pathétiques, incapables de manier l'énergie, si fragiles qu'un simple souffle du vent pourrait les tuer. Et pourtant, même eux ne se retrouveraient pas aussi lamentables que moi ce soir.
Elle s'approche, me scrute, impitoyable. Elle voit tout. Mon teint blafard, mes mèches collées à ma peau trempée de sueur, ma faiblesse.
- Combien as-tu bu ?
- On m'a droguée, je tente de me justifier.
- Épargne-moi ça, gronde-t-elle.
Sans prévenir, elle m'attrape le menton, me forçant à ouvrir la bouche. Je n'ai même pas le temps de protester que ses doigts s'enfoncent brutalement dans ma gorge. La bile jaillit. Je me plie en deux, vomissant un liquide acide qui s'enfonce dans la terre.
Je déteste ça. Je la déteste, là, maintenant. Des larmes de frustration montent, mais une fois l'attaque terminée, je respire mieux. J'ai encore mal, mais la nausée s'éloigne.
- Tu aurais pu éviter de me fourrer la main dans la gorge, marmonné-je en m'essuyant la bouche.
Je tente de la regarder dans les yeux, mais je sais que cela ne changera rien.
- C'était la manière la plus efficace de te faire regretter cette imprudence. Si les Anciens t'avaient vue ainsi, ils auraient exigé ta destitution immédiate.
- Et alors ? Dans peu de temps, ce seront eux qui devront me rendre des comptes. Pas l'inverse.
Je lâche cette réplique comme un défi. Je le pense. Je suis la future héritière. Celle que les prophéties ont désignée.
Elle roule des yeux.
- Croire que ton pouvoir surpassera celui des Anciens est ta première erreur. Souviens-toi, Delina : l'orgueil précède toujours la chute.
Encore un proverbe humain. Je déteste quand elle les cite. Nous avons nos propres maximes, bien plus puissantes.
La force de la meute est la force du loup solitaire. Refuser le pouvoir, c'est se nier soi-même. Les épreuves forgent la grandeur.
Je vis par ces paroles. Je suis forte, née pour diriger. Pas pour être humiliée au pied d'un arbre.
Mais ce soir, je me suis laissée aller. Et au fond, je le sais. Alors je ravale mes protestations et je hoche simplement la tête.
Elle attend une objection. Elle en veut une. Mais je reste silencieuse. Finalement, elle soupire.
- Tes amis te cherchent. Tu devrais y aller.
Je passe près d'elle, la tête haute. Je sens mes jambes retrouver un semblant de force.
- Delina ? appelle-t-elle dans mon dos.
Je m'arrête, sans me retourner. Mon cœur bat encore trop fort.
Je m'arrête pour la regarder.
Elle reste partiellement dissimulée dans l'ombre d'un arbre millénaire, mais ses yeux brillent à présent comme deux flammes d'ambre. Un sourire fend son visage, révélant des canines aussi effilées que des lames.
- Tu sais à quel point je suis fière de toi, n'est-ce pas ?
Je lui rends son sourire, dévoilant mes propres dents parfaitement alignées. Elles le resteront... pour l'instant.
- Merde, maman. Comment ne pourrais-tu pas l'être ?
Elle lève les yeux au ciel et éclate d'un rire rauque.
- Mon Dieu, ma fille. Tu es bien trop sûre de toi pour ton propre bien.
- Je ne connais même pas la définition du mot « modestie ».
Je lève la main dans un geste d'adieu avant de m'éclipser dans les fourrés.
Son compliment résonne encore en moi, brûlant doucement dans ma poitrine. Elle n'est pas du genre démonstrative, alors quand elle me dit quelque chose d'aussi simple que je suis fière de toi, cela vaut plus que mille discours. Surtout aujourd'hui.
Aujourd'hui, c'est le jour où tout change.
Le village entier est en liesse. Les loups du royaume se sont rassemblés de toutes les provinces, attirés par la rumeur : l'Héritière s'apprête à accomplir la prophétie. Celle qui commandera aux astres. Celle dont les ancêtres ont pactisé avec la Lune elle-même.
Cette héritière... c'est moi.
Les battements des tambours me parviennent de loin, rythmant les battements de mon propre cœur. Plus je m'approche de la place centrale, plus la musique me transperce. L'air est saturé d'énergie, de joie, d'attentes fébriles.
Des silhouettes dansent, tournoient, se frôlent avec l'intensité d'un feu sacré. Hommes et femmes, jeunes et anciens, tous unis dans la célébration. Des enfants hurlent de bonheur en courant dans tous les sens, leurs rires rebondissant contre les murs de pierre ancestrale. Les tables qui encerclent la clairière débordent de mets et de boissons, un festin digne d'un couronnement.
Je jette un œil à une cruche de bière épaisse. La même que j'ai abusivement testée plus tôt. Humaine, quelques gorgées suffiraient à la faire s'effondrer. Moi, il m'a fallu plusieurs tasses pour sentir mes jambes fléchir. Et pourtant, je n'aurais pas dû pousser aussi loin. Pas ce soir.