- Dana, désolée de te déranger. J'ai un petit souci avec M. Vignon.
Je lui fais signe de patienter pendant que je prends congé de ma copine au téléphone.
- Madame, je dois y aller, je te rappelle tout à l'heure. Réfléchis au nouveau nom que tu veux qu'on te donne pendant ce temps.
- Oh femme de peu de foi, répond-elle.
- Pardon, j'ai déjà assez de mal avec la foi en Dieu et en moi-même. Allez bye.
- Bisous.
Je raccroche et fais signe à Emilie de prendre place dans la chaise en face de mon bureau.
- Je t'écoute.
- EN fait, c'est M. Vignon. Il doit récupérer sa commande aujourd'hui. Donc je l'ai appelé pour savoir comment il voulait régler, parce que si c'est par virement ou chèque, je dois avoir les confirmations de la banque d'abord. Il me dit qu'il veut que je fasse passer la commande sur sa ligne.
Elle se tait et je la regarde. Jusqu'ici, il n'y a aucun souci.
- Sauf que sa ligne est full. Non, il est même en dépassement de 53 000 FCFA. Donc je lui ai expliqué que ce n'était pas possible et qu'il fallait soit qu'il paie en espèce, soit qu'il sollicite officiellement un dépassement de plafond pour la ligne. Mais il refuse, il me dit qu'il n'a pas d'espèces et que les intérêts sur la ligne seront trop importants s'il passe dans la tranche suivante.
- Donc il veut quoi ?
- Qu'on lui fasse une faveur et qu'on fasse passer le paiement sur la ligne sans que son taux d'intérêt augmente.
- Hors de question.
- Je lui ai dit que ce n'était pas possible. Mais tu le connais. Il a commencé à s'énerver et à menacer d'appeler le DG pour l'informer qu'on ne veut pas respecter sa date de livraison. Après il a dit que s'il devait subir des préjudices parce qu'il a livré les maisons des gens en retard, il allait nous faire rembourser.
Pauvre Emilie. Elle a l'air sur le point de pleurer.
En même temps, je la comprends. M. Vignon est aussi chiant qu'il est sensible, à la fois par sa taille et par son amitié avec le big boss.
Notre entreprise est spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de matériel et fournitures prêts à assembler. Ouais, comme Ikea. Mais local. On fabrique tout sur place, dans nos usines, avec des matériaux locaux et des artisans locaux.
On travaille à la fois comme designers pour des entrepreneurs en bâtiment, des architectes et des décorateurs d'intérieurs, pour des pièces uniques pour leurs clients ; et aussi comme distributeurs de détail dans nos différents magasins avec des collections beaucoup plus populaires.
Je suis responsable commerciale pour la branche de design privé et je suis en charge des gros clients tels que M. Vignon, qui est propriétaire d'une SCI qui construit en ce moment une promotion immobilière à Bassam.
Pour les clients comme lui, vu les sommes considérables dont il est question, on met en place des facilités de paiement et parfois des lignes de crédit. Là, M. Vignon doit livrer les maisons dans un mois et a passé une commande de carreaux, de salles de séjour et de mobilier de douche.
Sauf que sa ligne de crédit est déjà explosée. Et j'avoue qu'il a raison. Sur son palier, il paie des intérêts de 5,12%. Sur le palier supérieur, il paierait 8,95%. Croyez-moi, sur des millions, on le sent passer.
Je soupire. Et dire que je passais un jeudi tranquille.
- On va l'appeler ensemble, okay ?
Elle acquiesce et me tend son portable sur lequel elle a déjà composé son numéro.
La pauvre, elle doit être traumatisée.
Emilie est nouvelle dans l'entreprise. Elle a commencé il y a à peine un mois et dans son ancien boulot, elle n'avait pas beaucoup de contacts avec les clients. Alors elle a un peu de mal quand il s'agit de cas un peu complexes.
Je lance l'appel et le mets sur haut-parleur.
Il décroche immédiatement.
- Oui !
Aucune douceur, ce monsieur.
- Oui, bonjour, M. Vignon.
- Oui ?
- C'est Mme Viera-Amoin, de SOUAPLUS.
- Oui ?
Je me retiens de lui lancer un long tchrrr.
- Je me permets de vous appeler suite à vos échanges avec ma collègue, Mme Koué. Elle m'a informé que vous deviez récupérer cotre commande ce jour.
- Oui c'est ça. Je suis d'ailleurs en attente de la réception de mon bon de retrait.
A chaque fois, on doit délivrer un bon de retrait aux clients afin qu'ils puissent récupérer leur commande à l'usine ou à l'entrepôt.
- Oui, à ce sujet, M. Vignon, on est un peu embêtés. Parce que ma collègue m'informe que la commande n'a pas été soldée et sans ça, je ne peux malheureusement pas vous fournir de bon de retrait.
- Mais madame Amoin, j'ai déjà expliqué à votre collègue de faire passer ça sur ma ligne. Moi je suis en retard dans mes livraisons, et si je dois encore perdre du temps à lui expliquer des choses aussi simples...
Le mépris dans sa voix me donne envie de gerber.
- Oui, elle a bien compris votre demande. Sauf que vous avez atteint le plafond de votre ligne de crédit. En fait, vous l'avez même dépassé. Du coup, on ne peut rien faire passer dessus. Il faudrait que vous régliez en cash ou que nous recevions le virement de la banque avant de vous autoriser à enlever le matériel.
- Mais Madame Amoin, vous me connaissez, vous savez que je paie toujours en temps et en heure. Là, je suis vraiment dans l'urgence.
Oh, tu sais parler doucement ? Ton front on dirait la bouche d'Emmanuelle Keita là.
- On peut faire un petit geste commercial pour moi, et je vous règlerais dans la semaine.
On pourrait. Mais tu as mal parlé d'Emilie. Je n'aime pas les gens méprisants.
- Malheureusement, ce n'est pas une décision que je peux prendre, M. Vignon. Ce genre de dépassement exceptionnel de lignes de crédits est soumis à validation de notre comité de crédit et de notre direction juridique. Ça peut prendre plusieurs jours. Ce que je peux faire par contre, c'est de vous proposer d'augmenter votre plafond. Evidemment à ce moment-là, il y aura une modification tarifaire, mais ça c'est plus simple.
- Madame Amoin, ça va me revenir trop cher de payer près de 9% sur 800 millions de Francs.
Ah. Fallait pas parler mal à Emilie.
- Ecoutez, je suis vraiment coincé et en retard là. J'ai besoin que vous fassiez quelque chose pour que j'aie mon matériel, sans coût additionnel.
Regardez, je suis ta financière ? Tchrrr.
- J'entends bien que vous soyez en retard sur votre planning, monsieur Vignon, et croyez moi, j'en suis très embêtée...
Bzzzz...
Mon portable personnel se met à vibrer sur mon bureau.
J'appuie sur le bouton pour couper le vibreur tout en continuant à parler.
- Cependant, ma procédure est très claire. Vous êtes déjà en dépassement de votre ligne de crédit. Je ne peux pas autoriser de nouvelles transactions sans au moins un remboursement, même partiel, du crédit.
Bzzzzzzzzzz...
A l'autre bout du fil, monsieur Vignon entreprend de me réexpliquer à quel point il est crucial que je puisse autoriser la livraison de ses marchandises le jour même.
J'ai déjà entendu son plaidoyer des dizaines de fois alors j'écoute d'une seule oreille et entreprend de lire les messages que j'ai reçu.
Mes copines sont en train de s'échauffer dans notre groupe sur la nouvelle perruque d'Emma Lohoues.
Elles ont déjà échangé plus de 200 messages depuis le début de la conversation, il y a 10 minutes à peine.
Je lis en diagonale sans intervenir. J'ai décidé de ne plus parler dans les affaires d'Emma. Franchement, la mèra me déçoit trop. Ses habillements, ses perruques, ses sorties, ses business, son branding... rien ne va. J'ai essayé de la défendre au début mais vraiment elle abuse donc maintenant je regarde ses choses et je passe.
- Ecoutez, monsieur Vignon, je reprends dès que le monsieur fait une pause dans ses pleurs, comme je vous ai dit, en l'état actuel de votre ligne, je ne peux pas autoriser une autre sortie de matériel sans fonds. Cependant, vu l'urgence, je peux vous proposer d'avoir recours à une avance de trésorerie. Ça vous permettra de bénéficier de fonds pour solder votre commande, sans creuser d'avantage votre ligne de crédit. Et vous aurez 20 jours pour rembourser. Evidemment, ce n'est pas gratuit, vous aurez un taux d'intérêt de 2% à payer, mais au moins vous pourrez disposer de votre matériel aujourd'hui même, et ça vous évitera de cumuler les engagements.
Je passe les minutes qui suivent à lui expliquer le principe de l'avance, les modalités de remboursement ainsi que le détail des intérêts.
- Parfait, M. Vignon. Ma collègue vous enverra un mail avec le contrat d'engagement. Une fois que vous l'aurez signé, on vous fera une mise à disposition au niveau de notre caisse de banque. Je pense que d'ici une heure, vous pourrez disposer des fonds.
- Merci beaucoup Madame Amoin.
- Je vous en prie M. Vignon. On se reparle tout à l'heure.
Je raccroche et me tourne vers Emilie ma collègue, pour me rendre compte qu'elle me dévisage comme si j'étais un alien.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Wow... tu es trop douée avec les clients.
Je rigole.
- Je fais surtout ce métier depuis trop longtemps. T'en fais pas, ça viendra avec le temps.
Ouais, mais j'avoue quand même que je suis trop douée avec les clients. Je suis vraiment pour résoudre les problèmes et trouver des solutions qui contentent tout le monde. C'est une seconde nature chez moi. Mon entourage dit que je suis une marmailleuse née. Je préfère le terme ''négociatrice''.
- Du coup, Em, il faudrait que tu envoies un contrat d'avance au client. Et tu précises bien que tu as besoin de sa signature le plus tôt possible parce que le service juridique doit faire des vérifications avant que les fonds soient décaissés.
- Okay. Mais tu peux mieux m'expliquer le principe de l'avance ? Pourquoi on lui donne du cash, si on ne veut pas lui faire plus de crédit ? ça revient au même non ?
- Pas vraiment. La ligne de crédit, ça rentre directement dans nos chiffres. Ça va être comptabilisé comme produit à recevoir. Alors que l'avance de trésorerie vient de la banque. Tu te souviens que je t'avais expliqué qu'on avait fait un compte dd dépôt de garantie à la banque ?
Elle hoche la tête.
- On leur a demandé de nous permettre de faire des mises à disposition sur ce compte-là. Du coup, quand les clients demandent une avance, la banque débite ce compte et mets les fonds à disposition en espèce à notre caisse avancée. Le client rembourse avec un intérêt de 2%, sauf que nous on paie moins de 0,5% en frais de rupture du dépôt de garantie. Donc la différence nous est reversée. Et le délai de 20 jours permet de reconstituer le dépôt avant la fin du mois, de sorte à ce que notre compte banque ne soit pas plus déséquilibré que ça quand on produit le bilan en fin de mois. C'est tout bénef, parce que le client peut travailler, nous aussi on perçoit du cash, nos ratios de crédit client ne sont pas explosés et en prime on a des intérêts gratis.
- C'est toi qui en as eu l'idée ?
- Avec Maurel (le trésorier de l'entreprise), oui.
- Eh beh ! Je savais que tu avais fait finances-compta, mais je ne savais pas que tu étais aussi brillante.
Je rigole.
Je suis Dana Viera-Amoin. Brillante, c'est mon second prénom.
C'est pour ça que je suis responsable commerciale, Emilie, et non pas (seulement) parce que je couche avec le boss comme la rumeur circule dans la boite.
Je discute encore un peu avec elle sur la marche à suivre pour M. Vignon avant de la laisser retourner travailler.
Je déverrouille mon ordinateur et prend connaissance des mails que j'ai reçu entre temps.
J'archive la plupart, marque certains comme importants et réponds à deux ou trois avant de me replonger dans mon portable.
Les filles ont fini avec leur débat sur Emma et parlent maintenant d'aller en boîte ce soir.
Moi : on est Jeudi les gos, vous ne travaillez pas demain ?
The Sexy Witch : moi non, on a team Building à Assinie, je vais dormir dans le bus sur le chemin.
Ozoua : Que celui qui n'est jamais allé au boulot avec la gueule de bois me jette la première pierre.
Mère Thérésa : Emoticône montagne
Moi : émoticône morte de rire
Oz : il y a un début à tout, maman. On va te former.
Fonds De Commerce : vraiment, quand Voltaire disait que le travail rend libre, il mentait deh !
La Mer Egée : ta prof de philo serait tellement déçue si elle lisait ça.
FDC : Bon, tu connais les philosophes donc quoi ? Tu as eu travail avec ça ?
LME : euh, actually, yes.
Oz: pardon, ne vient pas te muscler sur nous avec ton baoulé saupoudré de chocobi stp !
La Laitière de Nestlé : je réserve un salon pour 01h du matin, c'est bon ?
Moi : on vous dit la mère qui a tout le lait !
TSW : la mère des mères y a jahin deux mères.
Oz : le lait coule à flot, il reste un peu tu vas t'appeler Canaan.
FDC : si y a une femme pour toi c'est que c'est pas une femme ! Quand on dit femme c'est toi !
MTh : Femme Capable !!! On adoooooore !
MTh: Canaan comment ? Émoticône pleure de rire
LLN : vous êtes très bêtes. Restau avant ? Si oui, lequel et quelle heure ? Je réserve en même temps.
Moi : ouais, y a l'homme et puis y a toi. Candia candia la laitière !
LLN : tes grosses fesses.
Moi : que ton frère adore.
FDC : émoticône pleure de rire.
Oz: Parenthèse, 21h, merci.
TSW : non, je veux manger Jap moi.
FDC : ou indien. Asiatique en tout cas.
MTh : non pas Japonais, ya que les sushis qui sont okay.
Moi : Ouais non pas parenthèse.
Oz : ah il fallait dire vite au lieu de rire des fesses de vos amies. J'ai choisi c'est fini.
LME : moi tout me va.
Moi : fallait te taire si c'était pas pour arranger l'affaire.
MTh : toi aussi tu veux manger asiatique ?
Moi : pas particulièrement. Mais si on va à Parenthèse, Abdel va débarquer dans les 10 minutes qui suivent.
LME : depuis quand tu refuses que ton sponsor nous rejoigne au restau ?
TSW : suivez en classe. Elle a dit ici qu'elle ne veut plus de lui mais il insiste.
Oz : on vous dit de mougou les enfants des gens doucement, vous n'écoutez pas.
LME : tout le monde peut parler sauf toi.
TSW : ni toi.
MTh : ni toi.
Moi : vous êtes toutes des grosses bordelles, personne ne peut parler dans mon affaire.
LLN : moi je dois retourner bosser, vous n'allez pas vous décider ?
FDC : La Pagode, 21H. Pas parenthèse, pas Jap mais asiatique.
LLN : top je réserve. Bisous les gos.
FDC : si tu réserves c'est que tu finances non ?
LME : la laitière des laitières.
LLN : je ne finance rien. Si vous mougoussez cadeau c'est votre problème. Bye.
Oz : ouais l'amitié. Si aujourd'hui ta vente de piment paie, assure-nous toutes. Quand Dana vendait pour elle, elle a fait profiter tout le monde.
LME : ouais, même Marielle a été notre fonds de commerce pendant combien d'années ?
FDC : vraiment les femmes, quand elles réussissent un peu c'est fini, ingrates comme tout.
LLN : émoticône doigt d'honneur.
MTh : oh, tu te masturbes ? On te laisse alors.
Moi : émoticône pleure de rire.
FDC : émoticône pleure de rire
LME : sticker essuie ses yeux avec de l'argent »
Je sors de la conversation tout en continuant à rire.
Ces filles sont complètement malades.
Ce sont mes meilleures amies, on se connait depuis le collège.
Il y a d'abord Alyssa, qu'on a surnommé The Sexy Witch à cause d'Alyssa Milano dans la série Charmed. En plus, elle est grave sexy et c'est une grosse charmeuse. Son sourire est un envoutement.
Ensuite, Carole, alias Ozoua. C'est la plus grande fan d'Emma Lohouès. On était des Emmaluv ensemble, j'ai réussi à me sortir de cette servitude mais pas elle. Je prie pour elle tous les jours. En dehors de ça, c'est une très jolie fille, très sympa et une grosse ambianceuse. Je voulais dire qu'elle était intelligente mais sa passion pour Emma me prouve le contraire.
Vient ensuite Marie-Paule, alias Mère Thérésa. On l'a surnommé ainsi au collège quand elle n'attirait que les cas sociaux et ça lui est resté parce qu'après, elle n'a commencé à attirer que les gars super riches motivés à dépenser toute leur fortune sur elle. Carole dit que si elle était mère Thérésa, ses dragueurs allaient tout faire pour éradiquer la pauvreté dans le monde.
Après, c'est Marielle, mon Fonds de Commerce. C'est très honnêtement la plus belle femme que j'ai jamais eu l'occasion de rencontrer. Je ne vous dis pas le nombre de mes tontons/cousins/ vieux pères qui m'ont payé pour que je les mette en contact ou partage son numéro. J'ai tout bouffé et je n'ai rien fait. Toutes les autres filles ont fait pareil. Marielle, c'est notre trésor. Le jour où on a besoin d'argent, on va la vendre.
Ensuite, on a Laura, dite La mer Egée. Son surnom vient du fait qu'elle a une vie sexuelle un peu débridée et qu'elle a eu son premier rapport sexuel sur une plage de Mykonos, dans la mer Egée. C'est moi qui l'ai surnommée comme ça et j'en suis très fière.
Et enfin, Nathalie, alias la laitière de Nestlé. Nathalie, c'est la tantie riche dans toute sa splendeur, la mère qui a tout le lait comme disent les ivoiriens. Riche, fille de riche, femme de riche. L'argent déborde de partout, elle ne sait plus quoi en faire. C'est la plus jeune de notre groupe et aussi la plus calme. Elle ne parle pas beaucoup, elle se contente de sponsoriser nos sorties, de payer les gens pour nettoyer le grabuge qu'on ne manque jamais de laisser derrière nous ou d'embaucher les gens pour aller frapper les gars de ses amies.
Comme j'ai dit, on s'est rencontrées au collège, le premier jour de classe, en 6e. Marielle et moi nous étions déjà croisées lors des inscriptions, nos parents avaient discuté ensemble et s'étaient conseillé mutuellement sur les uniformes donc quand on s'est vues devant la classe, on s'est naturellement assises ensemble. Carole s'est assise devant nous, et Laura s'est assise à côté d'elle. On est vite devenues inséparables toutes les 4. Puis, Marie Paule a été désignée chef de classe et sa voisine Alyssa sous-chef. Comme nous étions un groupe de filles turbulentes, on a tout fait pour se lier d'amitié avec elles afin de ne pas avoir notre nom sur la liste des bavardes.
Nathalie a été transférée deux mois après le début des cours. Apparemment, son père voulait qu'elle aille à l'école française mais elle voulait venir dans notre lycée parce que sa mère (décédée) y avait étudié et qu'elle voulait partager quelque chose avec elle. Les choses des riches. Bref, le transfert avait pris du temps et elle était en retard. Donc le prof principal lui a assigné comme tutrice/ marraine Marielle, qui était celle qui avait les meilleures notes aux quelques devoirs et examens qu'on faisait. On l'a toutes prise sous notre aile, surtout qu'elle était toute petite et que les autres de la classe l'embêtaient un peu et ça a été le début de ma plus belle histoire d'amour.
Après le bac, on est parties étudier chacune de son côté. Marielle et Laure sont allées au Maroc, moi en Belgique, Alyssa au Sénégal, Carole en Afrique du Sud, Marie-Paule est restée au pays et Nathalie est allée en Suisse. Mais on a réussi à garder le contact et les liens. On a eu beaucoup de chance, je pense, avec l'avènement des réseaux sociaux, des whatsapp et autre. Et aussi avec le fait que le papa riche de Nath était tellement heureux que sa fille ait des amies ''sincères et de bonne influence'' qu'il passait son temps à lui payer des billets pour qu'elle vienne nous voir ou à nous payer des billets pour qu'on aille la voir ou qu'on se retrouve à Abidjan dès que possible. Honnêtement, je pense que cette amitié a dû couter à Nath le tiers de son héritage, tellement le monsieur a financé nos vacances.
On est toutes rentrées après nos études, d'abord Nath (qui déteste vivre à l'étranger et aime trop son pays), puis MP et Carole, puis Marielle et Laure, puis Alyssa, et enfin moi.
Si vous me demandez, je pensais même ne pas rentrer. Je m'imaginais faire ma vie en Belgique, j'avais un bon boulot, je gagnais bien ma vie, j'avais mon gars/fiancé ivoirien avec qui on prévoyait de s'installer et fonder une famille. Mais comme vous le savez surement, la street est douloureuse. Quand j'ai failli mourir à cause de l'amour, personne ne m'a demandé pardon, j'ai ramassé mes bagages et je suis rentrée me consoler dans les bras de mes copines.
Et de multiples hommes aussi. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai acquis ce surnom qui me colle à la peau depuis 5 ans : Jordan the GOAT. GOAT pour Greatest Of All Thots. Et Jordan parce que c'était mon surnom au lycée, quand j'étais dans l'équipe de basket. Et aussi parce que c'est le meilleur joueur que la league ait connu. En fait si vous demandez à mes amies, je ne suis rien d'autre qu'une pute/ coureuse de jupons à leurs yeux. Et c'est mon propre fonds de commerce qui m'a surnommée comme ça. L'amitié de nos jours.
*****
- Donc ton nouveau nom, c'est quoi ? je demande à Marielle en mâchouillant du pain.
- Je t'ai déjà dit que je n'aime pas ça.
- Ah mais tu dis si tu lui reparles, on doit changer ton nom. tu lui as reparlé non ?
- J'ai dit si je me remets avec lui.
- Pareil, conclus Carole en piochant dans la corbeille à pain. C'est comme ça que tu avais commencé pour les autres fois aussi. Tu veux quel nom cette fois ci ?
- Débilette ? propose MP.
- Non, moutonnette, renchérit Alyssa.
- Vous là, je n'aime pas ça.
Donc pour ça, on doit arrêter ?
- Ah, mais quand on n'aime pas ça, on se comporte bien, répond Laure.
- Mais j'ai fait quoi ? Est-ce que je me suis remise avec lui ?
Et elle fait sa voix de petite fille attristée sur qui ? tchrrr.
- Ça ne saurait tarder, je réponds. Même comme tu étais déjà en train de glousser et de chuchoter.
- Vous avez choisi ? interrompt Nath. Commandons pardon, j'ai faim.
- Ouais, on sait que les histoires de couple des autres ne t'intéressent pas, vu comme tu es très heureuse dans le tien.
Ooh. La nuit-là ? Y a ancien discours ou bien ?
Nath ne répond rien et se contente de faire signe au serveur. Elle passe sa commande et sort son portable de son sac, pendant que nous donnons nos commandes à notre tour.
Une fois que le serveur part, elle range son portable dans son sac et se tourne vers Marielle.
- Oui, Marielle, je n'en ai rien à foutre de ton couple. Mais pas parce que je suis très heureuse dans le mien, même si c'est vrai, merci de le remarquer, mais parce que toi-même tu t'en fous.
Elle lève une main devant le visage de Marielle qui voulait commencer à parler.
- Je vais terminer mon propos, merci. Tu t'en fous de ton couple, Marielle. Entre ton gars qui passe son temps à te tromper, qu'on passe notre temps à menacer et toi qui passe ton temps à faire palabre avec ses gos et à le quitter puis à retomber dans ses bras, comment on peut prendre votre couple au sérieux ? Comment même on peut considérer que vous êtes un couple avec tous ces gens au milieu ? Toi-même quand on te demande et ton gars, tu réponds ah ce faux gars-là ? Tu veux que ton couple me dise quoi ? Quelqu'un qui est dans ta vie que pour te faire souffrir, on dirait qu'il est envoyé directement par tes ennemis de ton ancienne vie pour te tourmenter, tu veux que ses affaires m'intéressent pour quoi ? Tu as voulu rester dans une relation sans queue ni tête, assumes et ne viens pas nous emmerder. C'est toujours pareil avec toi, Marielle. Il n'y a pas un jour où on va sortir sans entendre tes pleurs sur l'animal que tu as choisi pour partager ta vie. Mais à un moment, c'est fatiguant. Qu'est-ce qu'on ne t'a pas dit ? Qu'est-ce qu'on ne t'a pas montré ? à part te fâcher parce qu'on dit que tu es bête et retourner dans les bras de ton type, tu fais quoi ? Quand il t'a ramené une IST ici, tu criais que c'était fini, ou en sommes-nous ? Quand tu l'as attrapé avec sa go blanche ou métisse, qu'est-ce qu'on n'a pas entendu ? Deux jours après, tu étais à nouveau en train de glousser dans ses bras. Quand il a osé te taper, tu sais comment j'ai dû aller pleurnicher devant mon mari pour qu'il appelle le procureur et qu'on vienne le chercher pour l'emmener à la police ? Tout ça pour que tu nous embarrasse en décidant de retirer ta plainte et de te remettre avec ? Tu veux qu'on fasse quoi de plus, Marielle ? Moi en tout cas je suis fatiguée de gaspiller mon temps à parler de ton gars. Tout comme je suis fatiguée de te traiter de bête. J'ai épuisé le lot d'injures que je connaissais sur toi, mais ça ne change pas. Donc excuse-moi si ça m'ennuie plus qu'autre chose quand vous commencez à évoquer ce sujet.
Elle se tait et prend une gorgée de son cocktail.
Sur la table, nous sommes toutes silencieuses.
Nath ne parle que très rarement. Et jamais pour les futilités. Elle ne dit que l'essentiel, elle n'est jamais dans les longueurs, elle va toujours droit au but.
En général, si elle a déjà donné son avis sur une situation, à moins que son avis n'ait changé, elle n'en reparle plus, parce qu'elle estime qu'elle s'est déjà prononcée. Quand on en parle, elle se tait juste et nous écoute sans intervenir.
Si tu lui redemandes son avis sur un sujet, elle te sortira : je te l'ai déjà donné tel jour à tel heure, il n'a pas changé.
Et elle est encore plus critique avec Marielle parce qu'elle estime qu'elle vaut mieux que ça. On pense toutes d'ailleurs que Marielle vaut mieux que le faux gars qu'elle a et on le lui a dit, mais on essaie de faire preuve de compréhension. Mais Nathalie ? Plus carrée et pragmatique tu meurs. La dernière fois qu'elle s'est mêlée de l'affaire de Marielle, elle lui a dit : ''voici ta copine qui mangeait l'amour et buvait la passion en Belgique là-bas, qui a failli mourir dans affaire de goumin. Les erreurs des autres ne te servent pas de leçons ? On doit tout vous dire ? C'est bien, je vais commencer à écrire ton éloge funèbre''.
Contre toute attente, Marielle éclate en sanglots. Alyssa assise à côté d'elle la prend dans ses bras et lui caresse le dos.
- Laisse-la pleurer, fais Nath. Au mieux, les larmes vont nettoyer la stupidité de son cerveau. Au pire, ça lui fera un entrainement pour quand son gars va la briser.
- Tu penses que je fais exprès ? hurle Marielle.
- Oui, répond Nath, imperturbable. Je pense que tu fais exprès.
- Arrête, Nath, intervient Laure.
- Pour quoi ? vous ne voulez pas lui dire la vérité.
- Ah parce que tu penses que j'ai choisi de l'aimer ? Tu crois que moi aussi je n'aurais pas voulu être avec quelqu'un qui m'aime et qui me considère comme un joyau ? Tu penses que ça me plait ?
Le visage de Marielle est noyé de larmes et ça me fait mal de la voir comme ça. Mais je comprends aussi Nath. Marielle, son affaire d'amour-là est exagérée.
- Oui, tu as choisi de l'aimer. Ou en tout cas d'être avec lui. Sinon tu pouvais l'aimer de loin. Si tu voulais un homme qui embrasse le sol sur lequel tu marches, Marielle, tu n'aurais qu'à cligner des yeux pour le trouver. Mais comme on vous a appris que l'amour doit être compliqué, humiliant et blessant, et que supporter la connerie c'est ça être l'enfant de cupidon, continuez.
- Nathalie... commence MP.
- Nathalie de quoi ? Je vais être la mauvaise, j'accepte. Mais pardon, je ne veux plus entendre parler de ses histoires sans intérêts. Les choses du gaspillage comme ça. Fonds de Commerce de mes fesses.
Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire.
J'ai toujours la fâcheuse tendance à rire quand les sujets sont sérieux. En plus, la tête de Nathalie est trop drôle quand elle se fâche. On dirait une petite souris qu'on a jetée dans l'eau.
Laure me jette un regard noir et continue de caresser le dos de Marielle.
Finalement, cette dernière se met à parler.
- J'ai essayé, hoquête-t-elle. Je vous jure devant Dieu que j'ai essayé de partir. Mais je n'y arrive pas. à chaque fois, je retombe dans ses bras.
- Il sait tant mougou que ça?
- Carole !!
- Quoi ? On sait déjà qu'il ne la traite pas comme une reine et qu'il ne finance pas sa vie. C'est la seule chose qui saurait expliquer ça.
Marielle hausse les épaules.
- C'est correct. Enfin, c'est doux mais bon...
- Donc il t'a envoutée, conclut Carole.
- Ozoua pardon, tout de suite les conclusions.
- S'il t'a envoutée, reprend Nath, on va te désenvouter. S'il ne t'a pas envoutée, c'est que tu n'essaie pas assez fort.
- Je dois faire quoi de plus ?
Ma pauvre Marielle. Elle a l'air désespérée.
- Bloque-le. Suggère Laure.
- Il m'appelle toujours avec d'autres numéros.
- Change de numéro, dit MP.
- Je ne peux pas...
- Voilà, quand je dis que tu n'essaie pas assez fort, conclut Nath.
- J'aimerais bien t'y voir, moi !
- Oh mais avec plaisir.
Elle se lève, se penche et récupère le portable de Marielle qui est posé sur la table.
- Eh, tu fais quoi ?
- Je te montre comment on fait.
Elle déverrouille le portable et lance l'appel à Stéphane sur hautparleur.
- Allo mon cœur...
- Bonsoir Stéphane.
- C'est qui ?
- Tu n'as plus mon numéro ? Ou tu confonds ma voix avec celle de tes autres gos ?
- Bébé ? C'est toi ?
- Non. Pour toi c'est Marielle. Non, en fait pour toi ce n'est plus rien. Comme je te l'ai dit tout à l'heure, c'est fini entre nous. C'est la dernière fois qu'on se parle. Si tu me vois dans la ville, dépasse-moi, sinon je vais aller porter plainte à nouveau contre toi pour coups et blessures et requérir une ordonnance restrictive. Merci.
Et elle raccroche.
On est toutes hallucinées. On savait Nath violente, mais pas à ce point.
Comme si ça ne suffisait pas, elle retire la coque du portable de Marielle, retire sa carte sim et la fais tomber dans son verre de vin.
- Oups. Tu vas devoir changer de numéro.
Elle manipule encore un peu le téléphone avant de le laisser tomber sur le sol.
- Oups, de téléphone aussi. Lucky for you, j'en ai un neuf dans ma voiture, je te le donnerais en sortant.
Puis elle fouille son sac et en sort un énorme trousseau.
Elle retire deux clés et les fais glisser devant Marielle.
- Les clefs de mon appartement. Tu peux rester là jusqu'à ce que ton ex arrête de débarquer chez toi pour te chercher. Tu peux même te marier et avoir des enfants là-bas, c'est ton affaire. Je vais aussi demander à mon mari de te mettre à disposition deux gendarmes en attendant que l'ordonnance restrictive soit prête. Et je viendrais te voir demain soir avec mon oncle qui est prêtre pour prier et évaluer si tu es envoutée ou non.
Le serveur choisit ce moment pour commencer à apporter les plats et la table reste très silencieuse jusqu'à ce qu'il termine de tout disposer.
Quand il repart, Nath se précipite sur son plat.
- C'est devant vous, commence-t-elle la bouche pleine, que j'ai fait mon dernier effort. Marielle, si tu reprends le même numéro, je ne parle plus jamais dans tes choses. Si tu revois ce gars, je ne parle plus jamais dans ton affaire. Si j'apprends que tu n'as pas dormi à l'appartement ou qu'il y est venu te voir, Marielle tu me connais. Si jamais tu prends contact avec un de ses amis, une personne qui le connait ou que d'une façon ou d'une autre ce type se retrouve avec ton nouveau numéro, Marielle je ne vais pas venir à tes funérailles. Je veux bien te prendre la main et te guider au paradis, mais si choisis de vivre en enfer, Marielle, je vais fermer la porte derrière toi et jeter la clé.
Elle nous adresse un grand sourire avant de plonger ses baguettes dans son assiette.
- Itadakimasu.
- C'est japonais, inculte.
- Dis celle qui ne sait pas différencier Platon et Voltaire, se moque Laure.
- Ta gueule, la philosophe.
Marielle pouffe de rire et l'atmosphère se détend sensiblement.
C'est ce que j'aime avec ces filles. On peut se prendre la tête et la minute d'après rigoler sans que ça ne pèse sur nos relations.
J'espère que Marielle va vraiment prendre au sérieux sa désintox de son Stephane cette fois ci. Parce que vraiment on est toutes fatiguées de parler. On a toutes chacune à notre tour essayé de la sortir de là, mais aucune n'a agi aussi radicalement que Nath.
SI ça marche, tant mieux. Si ça me marche pas, chacun son dos. J'ai déjà beaucoup de problèmes avec mon sugar daddy qui ne veut plus me lâcher. Je ne vais pas porter la croix de Marielle non plus