Chapitre 5 Je suis de l'autre bord

Je refermai la porte d'entrée derrière moi, pénétrant dans le calme uni de la maison. Mon frère n'était pas rentré ce qui ne pouvait signifier qu'une chose : il avait un énième coup. Étudiant à l'université en droit, il avait brillamment réussi son diplôme et continuait sur une voix de juge pour mineur. Parce que "les enfants ont tout autant droit à la parole que les adultes. Ce sont eux aussi des humains à part entière." Et je le rejoignais sur ce coup là. Finalement, il n'y avait pas que du mauvais en lui. Mon téléphone émit une note aigüe. Je le déverouillai pour lire la notification.

"Hey."

Elle était d'une simplicité étonnante. Simple mais pas banale. Je me surpris à sourire bêtement avant de lui répondre.

"On se connaît ?"

Je posai mon téléphone sur la table et ouvris le frigo en cherchant mon habituel en-cas quand l'appareil sonna à nouveau. Je n'y prêtai pas attention tout de suite. La nourriture était ma préoccupation numéro une. N'aillant rien trouvé de concluant à me mettre sous la dent, j'optai pour quelque chose de plus calorique et moins sain : des brownies. Enfournant une première bouchée, je déverrouillai à nouveau mon cellulaire, un air pensif imprimé sur le visage.

"Super drôle Emma, t'as pensé au One Man Show ?"

J'étouffai un rire.

"Je suis un clown à part entière."

J'éteignis mon téléphone et le gardai dans ma poche arrière pour ne pas avoir à le chercher dans toute la maison. Une fois mon brownie terminé, je pris la bouteille de jus de fruits et bus au goulot.

- On ne bois pas à la bouteille, tonna une voix.

Je sursautai, sachant que je n'avais pas le droit de boire de cette manière et me cachai derrière la porte du frigo. Super camouflage. Gabriel passa la tête derrière ma planque improvisée et me prit la bouteille pour y boire à son tour. Clefs en mains, il avait un bandage autour du poignet gauche. Je fonçai les sourcils en lui attrapant délicatement la main.

- Tu t'es fais quoi ?

Il eu un léger mouvement de recul suite à mon contact puis reboucha la bouteille en essuyant sa bouche du revers de la main. Super élégant.

- Un tatouage.

Silence. Il avait vingt-cinq ans donc après tout, il faisait ce que bon lui semblait mais j'étais tout de même curieuse.

- C'est quoi ?

- Tu verras.

- Allez Gab, s'il-te-plaît, le suppliai-je les mains jointes.

Je sentis mon cellulaire vibrer dans ma poche. Je le décochai aussitôt par réflexe.

"On se boit un truc demain matin avant d'aller en cours ? Ou tu vas encore m'éviter ?"

Mes doigts hésitèrent longuement au dessus du clavier. Il fallait que je trouve une excuse pour ne pas y aller. Je ne voulais pas fréquenter de trop près une fille aillant atteint mes proches. On m'en voudrait trop.

"Je commence tôt demain."

Gabriel avait fait le tour du bar pour accrocher sa veste au porte manteau.

"Tu mens. Pourquoi tu ne veux pas passer un peu de temps avec moi, je ne t'ai rien fais à ce que je sache."

Quand quelqu'un découvre que vous mentez, c'est toujours un moment gênant. Vous hésitez entre empirer le mensonge pour persuader d'une fausse vérité ou avouer en faisant la moue, histoire d'obtenir le pardon.

"7h30."

Je soupirai en posant brutalement mon téléphone sur la table.

- Pourquoi tu ne veux pas y aller ? demanda Gabriel par dessus mon épaule.

Je sursautai en laissant échapper un petit cri naïf.

- Eh ! C'est hyper malpoli ça !

Mon frère haussa les épaules.

- Tu ne devrais pas éviter de potentielles belles choses pour des gens qui n'en valent probablement pas la peine.

- Jane et Maura sont mes amies.

- Tout juste. Elles n'ont pas à décider avec qui tu dois traîner ou non Emma.

Sur ces mots, il ouvrit la baie vitrée accédant à la terrasse et je le vis s'allonger sur l'un des fauteuils, téléphone en main.

***

Mon pied passa par le trou destiné à mon genoux. Je pestai en le retirant. Le problème des jeans troués : le pied passe et passera toujours par le mauvais trou. Ça faisait perdre cinq minutes et en plus de ça, la mauvaise humeur montait. Un tee-shirt simple et une veste ample feraient l'affaire. Pourquoi être stylée au lycée alors que les trois quart des gens ne vous diront même pas s'ils aiment votre tenue ?

- Gab, tu me dépose s'il-te-plaît ?

Mon frère finissait son déjeuner en regardant une série. Je dus l'interpeler une seconde fois pour qu'il m'écoute enfin.

- Non je pars à neuf heures, débrouilles-toi.

Je contins ma colère et serrant les poings et sortis en claquant la porte.

Cali m'attendait déjà devant le café où nous allions avec Jane et Maura. J'osais espérer qu'elles n'y étaient pas.

- Salut, dit-elle en me souriant.

Je lui rendis son sourire et nous entrâmes dans le bâtiment sans un mot. Elle me suivit quand je choisis une table et s'assied face à moi. Son parfum venait caresser mon visage agréablement et mes tensions s'evaporèrent un peu. Elle passa une main dans ses cheveux noir en fermant les yeux.

- Arrête de t'inquiéter, tes amies ne sont pas ici sinon on ne serait pas entrées.

Je me sentis gênée qu'elle m'aie surprise en train de guetter les alentours comme une criminelle en cavale. Je triturai la bague ornant mon doigt en riant nerveusement.

- Plus sérieusement Emma, tu te laisse trop faire.

- Je ne me laisse pas faire. Tu ne me connais pas.

- J'ai pas besoin de te connaître pour le remarquer. Elles t'étouffent.

Si elle m'avait fait venir pour cracher sur mes amies, elle était vraiment mesquine.

Le serveur vint prendre nos commandes, nous prîmes des croissants avec des chocolats chauds puis il repartit en nous remerciant.

- Écoute, je veux pas être méchante d'accord ? T'as l'air d'être une fille vraiment sympa mais tu pourrais l'être encore plus si tu ne te faisais pas manipuler, continua Cali à voix basse.

Je me pinçai l'arrête du nez par agacement.

- Tu m'as fais venir ici pour quoi Cali ? Pour me rabaisser ?

Elle posa vivement sa main sur la mienne. Mes yeux passèrent rapidement de son visage à sa main qui recouvrait délicatement la mienne.

- Non, bien sûr que non.

Je m'accrochai à son regard, perdue dans l'océan. Son pouce caressait ma peau, chauffant doucement mon bras de frissons.

- Oh et j'aime beaucoup ton tee-shirt, il te va très bien, dit-elle en enlevant finalement sa main de la mienne.

Elle avait complètement changé de sujet, déblatérant maintenant sur le fait que les croissants industriels étaient affreusement mauvais comparés à ceux préparés sur place. Son sourire s'élargissait au fur et à mesure que le temps passait, tout comme le mien. Je passais un bon moment avec elle, elle ne manquait pas de discussion, avait de la répartie et du bon sens.

Son téléphone s'éclaira près du mien et elle y jeta un coup d'oeil avant de relever la tête vers moi, ignorant complètement le message.

- C'est ton petit ami ? demandai-je en penchant la tête sur son fond d'écran.

Elle eu un moment de silence, un sourire puis elle éclata de rire. Ses yeux brillaient de malice quand elle me dit :

- Oh non, c'est mon cousin. Je suis totalement sur l'autre bord à vrai dire.

Elle mit le bout de son pouce entre ses lèvres sans me quitter des yeux. Je rougis légèrement et me reculai sur la banquette, mal à l'aise. Le serveur revint, plateau en main et débarrassa nos restes sans un mot.

- On y va ? demanda Cali en souriant.

Je hochai la tête, rassemblant mes affaires entre mes bras puis hissant mon sac sur mon dos. Le vent frais prit mon visage au piège, congelant mon nez et frigorifiant mon cou. Il fallait que je m'habille plus chaudement le matin.

- Tu as froid ?

Cali s'était arrêtée, joignant la parole à ses gestes ; elle déroula l'écharpe du tour de son cou et s'approcha ensuite de moi. La distance qui nous séparait se réduisait de plus en plus. Je me surpris à reculer de quelques pas. Elle ne sembla pas le remarquer car malgré mon recul, elle me passa l'écharpe autour du cou sans rien dire. Un petit air concentré se peignit sur son visage, faisant apparaître de fins plis sur son front. Elle libéra mes cheveux coincés sous l'écharpe quand nos yeux se rencontrèrent. L'espace d'un instant, j'eus l'impression de retrouver cette sensation de légèreté et de sécurité. Le bleu clair de ses yeux semblait renfermer beaucoup de souffrance cachée par une fausse joie de vivre. Son masque, qu'elle peignait tous les jours espérant que les fissures créées se refermes au fil du temps. Ses mains qui étaient restées posées sur mes épaules dégageaient une chaleur agréable à travers le tissu de ma veste et quand elle les ôta enfin, je pouvais sentir le vent refroidir cette zone. Ne pouvant plus tenir son regard, je bredouillai quelques mots incompréhensibles avant de tendre les mains et de lui enfoncer son bob devant les yeux. Elle éclata de rire puis me frappa doucement à l'épaule en remettant son couvre-chef d'aplomb.

Nous marchâmes côte à côte jusqu'au lycée, une discussion fluide entre nous.

- C'est ici qu'on se sépare, dis-je en arrivant derrière l'établissement scolaire.

Cali s'arrêta quelques mètres devant moi en tournant la tête.

- Quoi ? Pourquoi ? Tu ne viens pas ?

- Si mais, je ne veux pas que Jane et Maura nous voient ensemble.

Ce fut à elle de soupirer en enfonçant brutalement les poings dans ses poches.

- Putain Emma, sérieusement ?

L'entendre jurer me fit grincer des dents, elle en perdait tout son charme.

- Écoute, je t'aime bien et j'aimerais qu'on continue à se voir mais laisse moi du temps pour leur en parler ok ?

Elle ne me regardait plus, jouant avec le bout de ses Converses contre un trottoir nerveusement.

- Ok. N'attends pas trop Em. S'il-te-plaît.

Mes épaules se détendirent au son de sa voix calmée.

- Oui.

- Cool. On se voit après les cours ?

- Ok.

Elle s'approcha de moi pour me déposer un baiser d'une immense douceur sur la joue. Nos regards se croisèrent un moment avant qu'elle ne fasse volte-face pour partir en direction du lycée, sans moi.

                         

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