A maintenant vingt-neuf ans et deux maternités, elle se trouvait pourtant toujours assez attractive même si elle n'avait plus la taille très fine de ses dix-huit ans, quand Ousmane et elle s'étaient rencontrés pour la première fois. Lentement, elle s'était alors mise à tâter son corps en même temps qu'elle se regardait dans la glace. Elle palpa d'abord ses pommettes et le contour de ses yeux, puis descendit vers son cou et sa poitrine, ensuite son ventre et ses cuisses : Sa peau était toujours aussi lisse et douce, ses seins très fermes, son ventre assez plat et ses jambes bien galbées.
Qu'est-ce-que son corps n'offrait-il donc plus à Ousmane que celui-ci était allé chercher ailleurs ? Elisa n'avait pas la réponse !
Remettant sa robe de chambre qu'elle venait de ramasser sur la moquette qui tapissait la pièce, elle resta toujours plantée devant le miroir mais, cette fois, c'est le reflet de ses deux enfants couchés à la place de son mari qu'elle observait. Ces derniers étaient plongés depuis longtemps déjà dans les bras de Morphée et c'était pour avoir de la compagnie, en ce soir où elle vivait l'un des pires moments de sa vie, qu'elle les avait invités à dormir dans son lit. Cependant, même leur présence réconfortante n'arrivait à pas chasser cette grosse amertume qui envahissait son être et, en les voyant dans ce lit immense, à cette place qu'Ousmane avait toujours chauffée et ne désertait que lors de ses missions à l'étranger, son cœur se fendait de douleur.
Se détournant enfin du miroir, elle s'était retournée pour porter son regard larmoyant vers ses enfants vers qui elle était finalement allée et, s'asseyant de son côté du lit dos appuyé à la tête du lit et jambes allongées, demeura longtemps à les observer avant de se mettre à caresser la tête de son benjamin de deux ans et demi dont la poitrine se levait et s'abaissait au rythme de sa respiration. Que son calme nocturne contrastait avec ses frasques de la journée !
Comme la nuit devenait de plus en plus fraîche, elle les borda mieux tous les deux, en remontant la couverture qui avait glissé, et caressa encore un moment la tête de son fils avant de lui déposer un tendre bisou sur la joue se délectant de ce parfum juvénile. Restant toujours assise, son regard vide fixait maintenant la coiffeuse sans pour autant la voir car ses pensées étaient totalement ailleurs, cet ailleurs où se trouvait son mari, l'homme qui partageait sa vie depuis huit ans.
Comme elle avait redouté cette nuit ! Elle avait cherché à profiter au maximum de ses enfants durant la soirée mais, maintenant qu'ils étaient endormis, elle commençait à sentir cette terrible solitude sentimentale, cette douloureuse absence de l'être aimé qui se trouvait dans les bras d'une autre. Elle savait que cela n'allait pas être facile mais jamais elle n'aurait pu imaginer que cela ferait aussi mal !
Pour ne pas laisser l'amertume la submerger, elle s'allongea enfin et essaya de se concentrer sur la télévision qu'elle venait d'allumer mais, ayant zappé de chaînes sans rien voir qui retenait son attention, elle éteignit finalement celle-ci et resta blottie sous les couvertures en gardant toujours les yeux ouverts. Si la frénésie de la journée avait permis d'atténuer sa souffrance, la nuit rendait celle-ci plus vive et plus aiguë de son silence assourdissant.
« La nuit porte conseil ! » Dit-on.
Pour elle, cette nuit était plutôt celle du constat de son échec. Mais où, à quel moment avait-elle lâché du lest ? Etait-ce quand les joies de la maternité ont fait d'elle une mère couveuse plus qu'une amante ? Etait-ce quand le succès professionnel a fait d'elle une femme d'affaire plus qu'une maîtresse de maison ?
Son fils remua soudain dans son sommeil.
« Certainement la lumière !» Pensa-t-elle avant d'éteindre la veilleuse plongeant la chambre dans l'obscurité totale.
De toute façon, elle savait qu'elle ne pourra pas dormir de toute cette nuit qui sera certainement la plus longue de sa vie, d'ailleurs, ses yeux qui refusaient de se fermer, ne mirent pas longtemps à s'habituer au noir alors qu'elle essayait d'imaginer ce qu'était en train de faire son mari.
« Avait-il déjà fini de consommer son tout nouveau mariage ? Etait-il en train de faire à cette femme ce qui, jusque-là, lui était uniquement réservé ? S'était-il endormi, serrant cette femme tout contre lui, la réchauffant de la chaleur de son corps ? »
Des larmes perlèrent sur les yeux d'Elisa qui ne fit aucun effort pour les retenir. Elles s'échappèrent d'abord par de fines gouttelettes avant de se transformer en torrent et elle les sentit sur ses joues, son menton et même sa poitrine qui fut presque trempée alors qu'elle pleurait toujours en silence. Au bout d'un moment, elle se calma enfin.
A quoi cela pouvait-il servir de pleurer ? Si les pleurs avaient pu régler les choses, elle ne se retrouverait pas toute seule avec ses enfants dans sa chambre ce soir.
Oui, elle avait beaucoup pleuré depuis quatre jours ! Depuis le lundi dernier où, ayant observé une tension inhabituelle chez Ousmane depuis le dimanche, elle avait insisté pour savoir ce qui le rendait si préoccupé et où il avait fini par lui avouer, alors qu'ils étaient tous les deux au lit, qu'il avait pris une seconde épouse. Elle avait d'abord cru à une de ses nombreuses farces mais ce n'était pas le premier avril et le tremblement de sa voix ainsi que son regard fuyant avaient semé le doute dans son esprit.
Toujours sans la regarder, il lui avait dit qu'elle s'appelait Awa et avait vingt-cinq ans. Il avait précisé qu'ils se connaissaient depuis un peu plus de neuf mois et que cette fille s'était tout au début liée d'amitié avec lui mais que, par la suite, ses sentiments avaient changé à son égard et que leur relation ne s'était véritablement consolidée que lors de ces quatre derniers mois.
Il avait toutefois précisé qu'étant conscient de son statut d'homme marié et, surtout, par respect pour elle, qui est et restera la femme de sa vie, il n'avait jamais eu de comportement indécent. Il avait dit qu'il s'excusait de la manière dont les choses s'étaient faites car il aurait préféré prendre la peine d'en discuter avec elle avant la célébration du mariage mais que le père d'Awa l'avait pratiquement mis devant le fait accompli, quand il avait envoyé un émissaire pour une première discussion, en scellant l'union sur le champ. Il avait encore dit qu'il n'avait rien à lui reprocher, qu'elle était une femme merveilleuse et espérait que cela ne changerait en rien l'amour qu'elle avait pour lui.
Comme elle avait pleuré cette nuit-là ! Plusieurs fois il avait tenté de la réconforter en la prenant dans ses bras mais à chaque fois elle l'avait repoussé avec véhémence. Elle n'avait pas dormi et lui non plus.
Plus elle se souvenait de ce fameux dimanche, plus Elisa se rappelait des petites choses qui auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. D'abord le calme inhabituel d'Ousmane dont les enfants avaient dû beaucoup insister pour qu'il parte se promener avec eux comme il avait l'habitude de le faire chaque dimanche après-midi. Elle voyait encore leur retour beaucoup moins enthousiaste et comme sa fille aînée lui avait dit avec désolation que cette sortie était moins gaie que les précédentes car leur père avait été comme absent.
Elle voyait encore comment il avait presque sauté sur le téléphone, qu'il avait déposé sur la table basse du salon, alors que le muezzin appelait à la prière du crépuscule. Elle se rappelait qu'il était sorti sur le balcon, le portable à l'oreille et qu'elle avait pensé que cela était dû au volume de la télévision. Elle revoyait sa mine pensive quand il était revenu dans la salle et la façon dont il l'avait regardé un bon moment avant de se rasseoir sur le fauteuil. Il semblait ailleurs et il avait fallu lui rappeler qu'il n'avait pas encore fait sa prière pour qu'il le fasse, en compagnie de son fils qui suivait par mimétisme.
L'attitude d'Ousmane n'avait pas changé durant tout le reste de la soirée où il était resté insensible à tout ce qui se passait autour de lui et avait à peine effleuré son assiette lors du dîner avant de partir rejoindre sa chambre plus tôt que d'habitude. Lorsqu'elle l'y avait rejointe, après avoir couché les enfants, et lui avait demandé ce qui n'allait pas, il lui avait juste répondu qu'il ne se sentait pas très bien. Elle se souvenait que, compatissante, elle lui avait alors dit qu'il fallait qu'il se ménage en diminuant le rythme de son travail car il se donnait beaucoup trop ces derniers jours.
Ce soir-là, alors qu'elle lui tournait le dos, il l'avait fortement et longuement serré dans ses bras avant de lui murmurer « Je t'aime » à l'oreille. Elle en avait été très émue et s'était retournée vers lui s'offrant sans concessions. Toute la nuit durant, il s'était montré attentionné et aussi passionné qu'au début de leur mariage. Cette nuit-là, il avait pris par deux fois possession de son corps et s'était endormi tenant fermement leurs doigts enlacés. C'est le lendemain qu'elle avait découvert que ce qu'elle pensait être un regain d'affection était, en fait, une façon de se déculpabiliser.
« Elle s'appelle Awa, elle a vingt-cinq ans ! » Cette phrase retentissait de nouveau aux oreilles d'Elisa comme si Ousmane était en train de le redire à cet instant même.
Awa ! Etait-elle en train de découvrir et d'apprécier, comme elle, il y a huit ans, toute la passion et la sensualité d'Ousmane ? Awa ! Quand et comment avait-elle pu ainsi séduire son homme ? Awa ! Quand Ousmane trouvait-il donc le temps de lui faire la cour ?
Ayant une confiance aveugle en ce dernier, elle n'avait jamais émis de soupçons quand ses retours du travail étaient devenus plus tardifs et ses sorties sans les enfants et elle plus nombreuses. Pourquoi n'avait-elle pas douté quand il prétextait un surcroit de travail qui l'obligeait à se rendre les samedi matin au bureau ? Pourquoi n'avait-elle pas deviné quand il les déposait, les enfants et elle, à Magic land ou chez ses parents, un dimanche après-midi sur deux, sans plus rester avec eux mais préférant aller soi-disant rendre visite à un de ses copains ?
Que cela faisait mal de savoir qu'elle l'avait certainement elle-même aidé à conquérir sa rivale ! N'est-ce pas elle qui lui choisissait parfois les habits qu'il portait lorsqu'il sortait ? N'est-ce pas elle qui lui avait offert son dernier parfum dont il la taquinait en disant que les filles qu'il croisait lui disaient souvent qu'il sentait bon ? N'est-ce pas elle-même qui avait été trop naïve au point de ne jamais douter de ses paroles ?
Que cela faisait mal !