Chapitre 2 Un nouveau boulot (Ravanchuck)

Les barils étaient si lourds, si humides, si glissants. Mais il faillait bien que quelqu'un le fasse. Il fallait bien nourrir ma famille.

Je mettais un baril sur l'autre, un baril sur l'autre, jusqu'à former une pile difforme sur ma vieille charrette. Mon travail fini, je montai à la place du conducteur, et claquai du fouet. Sabot-d'or s'élança dans la nuit, galopant et hennissant. Nous laissâmes derrière nous la maison, où Aliane et nos enfants prenaient tranquillement un souper tardif. Mon ventre gargouillait, criait famine, et plus que tout, j'avais horreur de ce commerce nocturne et illégal, mais il fallait bien le faire, sans quoi ma petite famille mourrait de faim...

Devant moi, la petite route s'étendait, rocailleuse et tortueuse. La lune éclairait à peine les bosquets d'herbes folle et les quelques vieux sapins rabougris. Au loin, je devinai la forme sombre et sinistre des toits de La Fourmilière, minuscule village, tellement glauque et tellement lugubre, à chacune de mes visites. Ah, que ne donnerais-je pour avoir un boulot d'honnête homme, et emmener ma famille dans le Sud, où il faisait si bon vivre, selon les récits des quelques marchands qui se risquaient en ces régions froides et pierreuses.

La charrette craquait, couinait sous le poids de mon attirail. Plusieurs fois, les roues se prenaient dans des nids-de-poule, ce qui faisait abominablement tanguer le véhicule. Tellement que je fus même soulagé d'atteindre enfin les premières masures. Presque aucune lumière ne se voyait derrière les volets fermés à double tour, et à part les geignements d'un nourrisson et les grognements d'un gars qui sermonnait sa femme, le silence régnait en maitre dans cette Fourmilière bien morose.

L'oreille aux aguets, je fis adopter à Sabot-d'or une galopade pas trop rapide, pour éviter de faire plus de boucan qu'il n'est nécessaire. Le commerce illégal demande de la discrétion. Ce n'est pas quelque chose qu'on crie sur tout les toits...

Enfin, après avoir longé quelques dizaines de maisonnées, je m'arrêtai devant une minuscule taverne, l'Auberge Au Manchot. Une faible lumière se discernait par les fentes de la lourde porte, et une enseigne pendouillait au-dessus, représentant un crâne rempli de bière mousseuse.

Je sautai à terre, et toquai faiblement à la porte. Presque aussitôt, elle s'ouvrit, ce bon vieux Lipard se tenant derrière le seuil. On le surnommait le Manchot, en raison du moignon qu'il arborait à la place de la main gauche. Cette nuit là, il était vêtu d'une robe de chambre, et un bonnet en laine coiffait sa tête sournoise et repoussante.

« J'attends derrière la porte depuis tout à l'heure. La prochaine fois, viens à l'heure prévue, ou notre contrat, je m'en sers pour essuyer ma pisse. » Se contenta-t-il de dire avec froideur.

« Mouais. Écartes-toi, que je puisse faire passer les barils. Merci, je connais le chemin. »

Je soulevai un des machins, et au prix d'un énorme effort, parvenu à le faire rouler sur le sol et à le faire entrer dans le salon de la taverne. Il faisait sombre, comme d'habitude, et l'état du comptoir laissait vraiment à désirer. Personne à La Fourmilière ne se risquait à faire ripaille en cet endroit. Mais ça n'importait aucunement au Manchot, car cet établissement n'est qu'un décor, une diversion...

« Attends, laisse-moi voir la marchandise. »

Il mit le baril en place, et fit sauter le couvercle de sa main unique. Le récipient contenait une mixture rouge, à l'odeur métallique. Du sang...du sang de chien, de chat, de rat, de lapin, de tout animal insignifiant que je voyais rôder près de mon domaine. Le sang, ah, le sang, drôle de liquide, et tellement lucratif...

« La couleur me plaît, comme d'habitude. Et tu y a mis assez de sel, pour que ça ne coagule pas. Parfait ! Ramène les autres barils, et vite ! Nous voulons tout deux dormir, pas vrai ?

-Mouais, tu as raison. »

Je répétais l'opération deux, trois, cinq, dix fois, jusqu'à ce que les tonneaux ne s'empilaient plus sur ma charrette, mais dans le salon sinistre et poussiéreux. Satisfait, le Manchot me tendit un Roi D'or.

« Va, maintenant, et bouche cousue, comme toujours.

-Très bien...mais...Lipard, pour la énième fois, à quoi vous sert tout le sang que vous me réclamez à chaque lune ? »

Le bonhomme me fixa de ses yeux cruels et écartés, et son groin se crispa de colère.

« J'aime pas les gens trop curieux comme toi. C'est mon affaire, comprit ? Du moment que t'as l'argent, ferme ta gueule !

-Et si...je vous soupçonne, Manchot...tout ce sang...il faudrait être fou pour dépenser de l'or afin de s'en nourrir, mais si c'est pour en faire des potions...seriez-vous alchimiste, Manchot ? »

Sans crier gare, le bonhomme me saisit la gorge de sa main unique. Elle était drôlement forte, et je suffoquais, toussotais, cherchais vainement de l'air...jusqu'à ce qu'il me lâcha enfin. Alors que je reprenais encore mon souffle, il me poussa sans ménagement vers la sortie, les yeux écarquillés et le teint rougeâtre. « Dégage ! Ne reviens plus jamais ! Et si tu révèles quoi que se soit à qui que se soit, je t'arracherais tes putains de yeux ! »

Une gifle par ci, un croche-pied par là, et je me retrouvai étalé sur le sol, alors qu'il claquait la porte, brisant une nouvelle fois le silence de la nuit. La tête me sonnait, et je ressentais des douleurs partout. Mais vaille que vaille, je sautai à ma place, et pris, morose, le chemin du retour. Que dirais-je à Aliane, quand je rentrerai ainsi ? Que j'ai perdu ma seule source d'argent à cause de ma curiosité ? Fichtre non ! Je ne rentrerai pas sans avoir retrouvé un boulot ! Mais...mais...que faire à cette heure où tout le monde, ou presque, dormait d'un sommeil profond et paisible ? Bof, j'attendrais dehors jusqu'à demain matin, pour aller courir les bonnes tavernes du village, où on affichait les offres de boulot. Aliane s'inquiéterait sûrement pour moi, mais, tout compte fait, c'est beaucoup mieux que de s'attirer ses foudres...

Je guidai mon convoi vers une petite clairière, pas trop loin de la maison et de La Fourmilière. J'attachai mon cheval à un solide arbre, avant de traîner la charrette dans un coin. Bon...à moins de manger de la terre et de l'écorce, je n'aurais pas de dîner. Tant pis ! Un bon feu contre le froid suffira à me satisfaire. Je réunis un petit tas de feuilles et de brindilles sèches, que je brulai avec mon bon vieux briquet à amadou. Très vite, un feu réconfortant crépita allègrement, et je m'allongeai à côté, contemplant le ciel noir ponctué de minuscule étoiles. Je devinai Le Phare, La Luciole, La Petite et La Grande Sœur. Tout enfant du Nord doit les connaître par cœur, afin de se guider durant les imprévus...les imprévus...les impré...

Je sursautai alors, sorti de mes rêvasseries. J'aurais juré avoir senti une présence ! Je regardai autour de moi, mais rien, personne, seulement le feu qui continuait à crépiter et les arbres qui dansaient au rythme du vent. Moyennement soulagé, je refermai les yeux, désireux d'un sommeil paisible et sans rêves...

« Ravanchuck. »

Sans savoir comment, je fus sur pied, une solide branche fermement en main. Je tremblai, tremblai, mais il en faut plus pour espérer m'effrayer.

« Qui va là !

-Regarde vers les flammes. »

C'est ce que je fis, et...et...ahh ! Deux prunelles pourpres me fixaient tranquillement, d'un regard perçant et sournois. Je lâchai mon arme, et, ne sachant que faire, je tombai face contre terre, le cœur battant à tout rompre. Je relevai les yeux, espérant avoir halluciné, mais non, deux prunelles continuent à m'observer. Instinctivement, je me pinçai les joues. Mais j'avais beau me les meurtrir jusqu'au sang, les yeux irradiants ne disparaissent pas pour autant.

« Tu ne rêves pas, Ravanchuck. Arrête de te pincer, et écoute moi... »

J'essayai bien d'articuler, de dire quelque chose, mais je n'y arriver guère. Parler à un feu, ce n'est pas vraiment quelque chose de courant.

« Tu es surpris, hein ? Ahurit ? Impressionné ? Les six autres l'étaient aussi, mais ils ont fini par s'y faire, et toi aussi, tu t'y feras. Ravanchuck, drôle de nom. Tu t'es allongé comme un idiot, sans avenir, sans importance, sans place en ce monde. Relève-toi alors en digne serviteur du Diable. Oh, appelle moi Père des démons si tu le souhaite, ou encore Noir Esprit,...c'est sans importance. Je reste le Diable, ton maître et ton suzerain. »

Je restai hébété, alors que les mots prenaient peu à peu du sens dans ma tête...oh là là !

« Dieu, ô dieu soleil, miséricorde...

-Tais-toi ! Ce dieu que tu vénères n'est qu'un tas de merde et de chiasse ! Aurait-il répondu à tes prières ? Aurait-il amélioré ton train de vie ? Serais-tu sorti de la pauvreté ? Non ! Un dieux creux et vide ! Avec moi, tu connaîtras la richesse, le pouvoir et la gloire ! Je suis le seul dieu véritable, et je suis ton maître ! »

Pour une fois, mes tremblements cessèrent. Ce n'est pas faux, ce qu'il disait, tout compte fait...oh, mais c'est un cauchemar, sans aucun doute !

« Bon, quelques explications ne seraient pas de trop, pour que tu arrête de douter. Vois-tu, voilà une infinité d'années, j'étais encore un serviteur de ce maudit dieu soleil. Mais j'en avais assez de vivre une existence d'esclave, plus qu'assez ! Je voyais grand, vois-tu, je voulais devenir dieu ! Je le trahis alors, et il m'emprisonna au centre ardent de la terre, ce maudit enfer de feu et de flammes. Mais je suis puissant, oh oui, plus puissant qu'il ne le croit. Certains diront que je pousse les plus faibles à commettre les plus noirs sévices, mais c'est faux ! Je ne fais que les guider vers la prospérité, au détriment de ceux qui font la sourde oreille ! Et voilà que je me découvre un autre pouvoir, il y'a de cela quelques lunes ! J'arrive à offrir mon âme ! Je choisis alors des humains, des humains sélectionnés minutieusement ! À chacun, j'offris une partie de mon âme, qui leur donne des pouvoirs surhumains ! Et tu es le septième et dernier de la liste, Ravanchuck. Dès cet instant, un morceau de ma personne réside en toi.

-Mais...mais...pourquoi moi ? Je...je...je ne suis pas si spécial que ça.

-Pas encore, mais tu finiras par l'être. Et tout ça pourquoi me dirais-tu ? Pourquoi briser mon âme et m'affaiblir afin de renforcer une poignée d'humains ? Pour que vous autres sept me serviez. Vous conduirez la guerre, ma guerre, la guerre ultime ! Ce dieu soleil puise ses pouvoirs des imbéciles qui le vénèrent. Il dévore leurs prières, leur souffle, leur amour, pour en sortir plus fort et plus puissant. Il faut donc tuer tout ses adorateurs, les exterminer, les effacer de ce monde. Ce dieu faiblira alors, son emprise sur moi se déliera, et je pourrais à nouveau fouler la terre. Je pourrais enfin prendre les rennes ! Je serais votre dieu, et vous m'aimerez, ou vous périrez !

« Les six autres sont déjà à Loscarf, pas très loin. Ils forment une armée, et vont bientôt se battre. Tu les rejoindras sur le champ ! Ils t'expliqueront tout ce qu'il y'a d'autre à savoir par eux-mêmes. Ils te formeront, t'instruiront sur tes nouveaux pouvoirs. File, tout de suite !

-Je...je...mais...ma femme, les enfants...

-Oublies-les, il ne feraient que t'éloigner du véritable objectif. Pars, ils font partie du passé, et toi, tu es l'avenir !

-Je...je...et qu'est-ce qui me prouve que ce que vous dites est vrai ? Et puis...vous venez de me dire que vous résidez au centre de la terre, alors, comment je vois vos yeux, là maintenant ?

-Tu ne les vois pas vraiment, de même que tu ne m'entends pas vraiment...si quelqu'un passait par là, il ne verrait qu'un fou qui se parle à lui-même, et un feu tout ce qu'il y'a de plus normal. Car tout cela se passe dans ta tête. Je contrôle ta tête, et la proximité du feu m'y aide ! Je peux te faire subir les pires douleurs, les pires tortures. Ton corps resterait indemne, mais dans ta tête, tu agonirais, tu te mourrais ! Tiens, essayons... »

Je ressenti un picotement le long de mon bras, qui montait, montait, montait, ainsi que mes cris de douleurs. Très vites, les picotements se changèrent en brûlures ! Ma peau se recouvrit de cloques, et je hurlais à m'en embraser les poumons, m'arrachant les cheveux...

Enfin, l'agonie cessa. Je jetai un coup d'œil vers mon bras, parfaitement indemne, et le feu, tout ce qu'il y'a de plus normal. Je me levai alors, anxieux et étrangement gêné, comme si on m'avait fait mangé quelque chose que je détestais. Et cette conversation... Je me pinçais à nouveau les joues jusqu'au sang, me collai deux baffes, me roulais par terre...mais rien, absolument rien n'avait changé. J'étais toujours dans cette maudite clairière...je n'avais pas rêvé, décidément.

Mais que devais-je faire ? Rentrer à la maison, où m'en aller à Loscarf ? Et si je rêvais toujours ? Et si j'hallucinais ? Et si le Manchot m'avait joué un de ses mauvais tours ? Je me mis à m'arracher les cheveux, et lâchai ma pression brulante en un long cris de douleur, qui déchira net le silence de la nuit. Un hibou s'envola au loin, et j'entendis même une fenêtre s'ouvrir, puis claquer fortement.

Je pensai alors à l'argent, au pouvoir qui m'était promit. Je vivais dans la misère, mes enfants souffraient de faim, et ma femme supportait tout cela avec force fatigue et sacrifices. Un choix, un seul, et je m'enfuirai de tout cela. Et puis, ces pouvoirs que j'avais...quel gâchis, de les laisser reposer, sans les utiliser à mes propres fins...pas de doutes, une véritable opportunité s'offrait à moi. Ma femme était distante, mes enfants turbulents et demandant sans cesse ce que je ne pouvais me permettre. Pourquoi m'alourdir de leur poids, eux qui ne m'ont apporté que misère et faim, jusqu'à me voir obligé à salir mes mains de sang pour un peu d'or ?

Je détachai Sabot-d'or de l'arbre, ramassai vite fait mes affaires, et sautai en selle. Je n'avais que faire de la charrette, qui ne ferait que m'encombrer. Demain matin, quelqu'un s'en aura déjà approprié, rabâchant à qui voulait l'entendre que c'était le fruit de son dur labeur...

Ruminant ainsi mes pensées, je m'élançai dans la nuit noire, adoptant une course rapide. Les étoiles me guidèrent, et le vent me rafraichit les idées. Loscarf était à une dizaine de lieux...trois fois rien, en somme. J'y serais demain, pour sûr. Un nouveau boulot s'offrait à moi, qui promettait d'être meilleur que la récolte de sang...

                         

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