- Je comptais seulement te rappeler à l'ordre pour avoir pleuré à l'antenne. Mais un appel du comité vient de tout changer. La station sera suspendue à treize heures, à moins que tu ne contactes la personne que tu as offensée et que tu ne t'excuses. Je n'ai pas plus de détails... Mais tu sais très bien de qui il s'agit.
Je n'eus pas besoin qu'il prononce son nom. Emmanuel. Toujours lui. Toujours ce bourreau. La culpabilité qu'il m'avait infligée jadis était la seule monnaie par laquelle il acceptait de me relâcher : la perte de mon enfant. Si ce drame ne l'avait pas accablé d'un semblant de remords, jamais il ne m'aurait autorisée à quitter sa cage.
Le directeur reprit, la voix lourde :
- Je ne devrais pas te demander cela, mais songe à tes collègues. Présente tes excuses, puis dépose ta démission. C'est le seul moyen.
J'aurais voulu crier à l'absurdité de sa demande, mais je reconnus son honnêteté : il ne cherchait pas à me piéger.
- Donnez-moi au moins la certitude que je trouverai un autre poste, exigai-je.
- On m'a confirmé qu'un emploi t'attend déjà ailleurs. Mais je suis contraint de te renvoyer, même contre ma volonté.
Je lus dans son regard une sincère compassion. Lui n'était pas l'ennemi. C'était l'autre, le démon qui tirait encore les ficelles.
- Je verrai ce que je peux faire, soufflai-je, avant de quitter la pièce.
Dans le couloir, l'air glacé de décembre s'engouffra par une fenêtre entrouverte. Je m'y appuyai, cherchant à calmer le tumulte qui m'étranglait. Je connaissais trop bien ce monstre, et lui me connaissait tout autant. Là où l'amour rapproche les époux, nous n'avions bâti que dégoût et stratégie. Je décryptais ses habitudes comme une érudite scrute son sujet d'étude. Lui, il avait appris à percer ma seule faille : ma droiture.
Les larmes encore présentes sur mes joues, je pris mon téléphone. Le numéro d'Emmanuel, jamais effacé malgré ma résolution, attendait dans ma mémoire. J'avais juré de ne plus jamais l'appeler, mais il ne m'avait pas laissé le choix.
Les tonalités résonnèrent, mon cœur battant à rompre ma poitrine. Enfin, la ligne s'ouvrit. Je distinguai sa respiration régulière, avant qu'il ne parle. Une seule syllabe, lourde et terrifiante :
- Nadia.
À peine avais-je terminé de composer son numéro qu'une voix basse, chargée d'autorité et pourtant étrangement intime, se fit entendre. Celle d'Emmanuel. Il n'articula qu'un prénom : « Nadia. » Mon souffle se bloqua, mon cœur se crispa si violemment que je restai muette. Puis, à travers le combiné, sa voix s'éleva plus fort, adressée non pas à moi mais à d'autres : « La séance est close. » Des bruits de chaises raclant le sol, des murmures, des pas pressés suivirent. L'homme avait osé répondre à mon appel alors qu'il présidait une réunion. Moi qui avais passé des années à n'être qu'un détail relégué derrière ses occupations, j'assistais là à une scène presque inconcevable. Mais bien sûr, avec lui, l'invraisemblable devenait toujours possible. Qui, sinon un dément, organise des réunions à l'heure du déjeuner ? Et comment pouvait-il, dans ce tumulte, suivre à la fois mes paroles à la radio et mener ses affaires ? Inhumain. Voilà ce qu'il était.
Un silence, puis sa voix me coupa :
- Vous n'allez rien dire ? Pas même des excuses ?
Je pris une bouffée d'air, partagée entre l'envie de l'injurier et l'obligation de répondre, et laissai tomber d'un ton acide :
- Monsieur Emmanuel Fournier, je vous présente mes regrets d'avoir consenti à ce mariage funeste, et je m'excuse aussi de vous haïr de toutes mes forces. Voilà. Est-ce assez pour flatter votre orgueil ?
Son calme m'effraya. Après quelques secondes, il reprit :
- Ce ne sont pas les fautes pour lesquelles tu dois t'excuser. Explique-moi donc comment je devrais réagir en entendant ma propre femme sangloter, à l'antenne, pour un autre homme ? Suis-je donc insignifiant à tes yeux ?
Je crus défaillir.
- Quoi ?! Quand aurais-je pleuré pour quelqu'un d'autre ?
Il énonça mon nom avec une gravité qui me glaça :
- Nadia Slime, ta mémoire te trahit. Ce matin, après ton appel, tu as rejoint ton émission. Devant toute la ville, tu as versé des larmes à cause d'une séparation. Non seulement tu as eu l'audace de frôler la trahison - faute que j'ai généreusement balayée d'un revers de main - mais tu t'es permise en plus de pleurer pour cet homme.
Jamais je n'avouerais avoir pleuré à cause de lui, et jamais je ne lui accorderais l'ombre d'une victoire. Pourtant, une précision s'imposait : je n'avais pas trahi. Que je rêve d'un autre mari, digne de ce nom, peut-être. Mais je restais fidèle malgré tout. Je répliquai :
- Tromper ? Ne soyez pas ridicule. Cet homme, je l'ai écarté de toutes les façons possibles. Ma vie ne vous regarde plus. Si vous n'aviez pas refusé le divorce trois ans durant, chacun de nous aurait refait sa vie, peut-être même avec des enfants. Donnez-moi ma liberté.
Sa réponse tomba, implacable :
- Devant Dieu, devant les hommes et devant la loi, tu restes mon épouse. Je demeure ton mari. Ton comportement est une offense. Si tu refuses de t'excuser, je réduirai en cendres le lieu même où tu m'as humilié. Tu sais que j'en suis capable.
J'écrasai un soupir.
- Bien. Pardon. Mais laisse au moins la station hors de tout ça. Es-tu rassasié maintenant ?
Il garda le silence. Je m'apprêtais à couper l'appel lorsqu'il dit, avec une sincérité déroutante :
- Non, Nadia. Pas le moins du monde.
Son ton vibrait d'une gravité qui me troubla. Puis il ajouta, comme pour sceller mon sort :
- Une secrétaire t'appellera. Tu prendras tes fonctions à Fournier. J'ai été patient, je t'ai laissée respirer loin de moi. Mais tu as franchi la limite. Dorénavant, je garde l'œil sur toi. Bonne journée.
Le déclic sec du combiné me gifla. Et pourtant, contre toute raison, ses mots « je ne suis pas content » éveillèrent en moi une douleur absurde. Honteuse de ma faiblesse, je repris aussitôt le contrôle. Je préparai ma lettre de démission, rangeai mes maigres affaires accumulées en trois ans de radio - quelques carnets, deux ou trois outils - et remis le tout au directeur.
- Nous sommes désolés, murmura-t-il, nous n'avions aucun moyen de vous défendre.
Je hochai simplement la tête. C'était fini. Dans l'autobus du retour, le cœur lourd, je songeai à tout ce que j'abandonnais : mon poste, ma dignité, même ma promesse de couper tout lien avec lui. Chez moi, je m'enfonçai dans le silence, coupai le téléphone et m'endormis d'épuisement.
La nuit était tombée quand je rouvris les yeux. Plusieurs appels manqués d'un numéro inconnu apparaissaient sur l'écran. J'eus aussitôt l'intuition que c'était la secrétaire annoncée par lui. Je rejetai le téléphone, écœurée, et filai sous la douche. Mais en revenant dans mon salon, les cheveux encore humides, je crus que mon cœur allait s'arrêter : quelqu'un était assis sur mon canapé.
Emmanuel.
Il était là, dans ma maison, comme s'il en possédait les murs. J'aurais voulu hurler, mais je me contraignis à un calme glacé. J'essuyai mes cheveux d'un geste tranquille, comme si sa présence importune n'était qu'une brise. Pourtant, je savais que mon visage blême trahissait ma frayeur.
Ce n'était pas la première fois. Autrefois, dans mon ancien appartement, il surgissait de la même manière, presque chaque jour. Serrures changées, systèmes de sécurité, rien ne l'arrêtait. Mon intimité, pour lui, n'était qu'un caprice. Il ne venait pas pour discuter, ni pour résoudre nos conflits. Il s'installait simplement sur mon lit, noircissait des documents, et s'endormait parfois à mes côtés, pour repartir au matin. Un squatteur obstiné, animé d'une froide volonté de nier mon choix.
J'avais eu l'impression, durant ces années, que ma décision de le quitter n'avait jamais eu de poids. Il la piétinait avec cette obstination cruelle qui le définissait. Et, pire que tout, il persistait à refuser le divorce.
Mon état d'âme, à cette époque, était au plus bas : j'avais perdu un enfant à cause de lui, ma santé était chancelante, mon cœur avait subi des dommages, et il ne me restait plus la moindre énergie pour riposter. D'abord, je l'ai réduit à l'état d'ombre - je ne lui adressais pas la parole, je refusais de le regarder - et je me comportais comme si sa présence n'était qu'un détail sans importance. Chaque nuit, je me couchais à l'extrémité opposée du lit, le dos tourné, comme pour marquer une frontière ; je patientais en silence, persuadée que, finalement, il finirait par partir. Pourtant, ses gestes absurdes ont persisté, bien après mon « départ » affiché : un mois et demi plus tard, rien n'avait changé. J'ai atteint la limite.