Nous sommes donc le 14 août 2020. Cela fait exactement un an que Lucas est arrivé au royaume de Séraphin. C'est un bébé tout mignon, très tendre. On ne peut que l'aimer. Il chantonne en permanence et n'a gardé aucunes séquelles de sa mort dans la voiture. Comme tous les bambins, ces enfants qui décèdent avant l'âge de quatre ans, il était trop petit pour que des souvenirs s'impriment dans son cerveau. Ici, on les différencie des chérubins comme moi, car leurs ailes sont bleu ciel, alors que les miennes sont blanches.
Quand Boris va comprendre que Lucas n'a aucun souvenir de lui, il risque d'en être attristé. Désormais, il est un étranger pour son propre fils. Pour Lucas, c'est mieux ainsi. Comme il ne sait pas que sa vie sur Terre s'est arrêtée de manière tragique à cause de son père, au moins, il ne peut pas lui en vouloir, ni à personne d'ailleurs. Il n'a pas non plus de deuil à faire. Les bambins démarrent une nouvelle vie au royaume sans passé, ni attache sur Terre. Pour eux, c'est comme s'ils venaient de naître une seconde fois. C'est un peu différent de moi et de tous les chérubins. Nous, nous nous souvenons de notre vie dans le ventre de notre maman. Nous avons aussi fait sa connaissance très brièvement lorsque nous avons quitté son corps pour rejoindre Séraphin. Par ailleurs, nous gardons en permanence un contact visuel avec nos familles restées sur Terre puisque nous avons du bonheur à leur apporter grâce à notre superpouvoir.
Je sais que, comme les mamies, les bambins ont le don d'apaiser les tensions par leur douceur. Ils aident les enfants meurtris à se reconstruire. Je commence d'ailleurs à bien comprendre le rôle de chaque catégorie de personnes, ici, au royaume de Séraphin. Chacun y a une place bien définie et la mécanique parfaitement huilée fonctionne à merveille. Bien mieux que sur Terre. Je sais aussi que les bambins ont une mission à accomplir, mais je ne sais pas encore laquelle.
Les enfants, eux, sont reconnaissables grâce à leurs ailes multicolores. J'ai appris récemment que leur superpouvoir, c'est de faire apparaître des arcs-en-ciel sur Terre. Je meurs d'impatience de les voir à l'œuvre. Il faut attendre que les conditions météo soient favorables et il semble bien qu'aujourd'hui, ce soit le cas. Il a plu sur Terre et le soleil commence à faire son apparition entre les nuages. J'ai bien envie d'accompagner Dimitri et Sophie. Leurs blessures se referment petit à petit, au fur et à mesure des séances avec les mamans en salles de confidences. Ils apprennent à se reconstruire sans leur famille. Au moins ici, plus personne ne leur fait de mal, bien au contraire. Ils ont intégré la brigade des pompiers il y a quelques semaines et sont désormais prêts pour leur première mission sur Terre. Ils doivent aller récupérer Boris à Florenville. J'ai bien envie de voir le spectacle des arcs-en-ciel de mes propres yeux. On m'en a beaucoup parlé. Je commence à trépigner. Rien que d'imaginer le tableau, j'en ai déjà des étoiles plein les yeux. Pour Dimitri et Sophie, c'est une grande première. Peu de chance donc qu'ils arrivent à créer un arc-en-ciel aujourd'hui mais d'autres enfants sont déjà dans les starting-blocks, surexcités à l'idée de sortir. Comme toujours, j'ai hâte, je ne tiens pas en place. J'espère que mes deux amis ne vont pas trop se décourager car, comme tous les dons, celui-là doit être travaillé. Les dons demandent persévérance et adresse pour pouvoir être exploités. C'est la même chose pour Thibaut, Titouan et moi qui n'avons pas encore réussi à offrir ce dont nous rêvons à nos familles. Nous ne désespérons pas car nous savons qu'un jour nous y parviendrons...Il y a donc très peu de chance qu'un arc-en-ciel naisse aujourd'hui entre les râteaux de Dimitri et Sophie. Mais qui sait ?
Allez Timéo ! En avant !
C'est Dimitri qui m'invite à prendre mon envol. Sophie lui tient la main. Ils sont tout émoustillés par ce premier rendez-vous avec la Terre. Je sens moi aussi l'adrénaline monter en les regardant. Ils me touchent ces deux-là ! Leur première vie a été bien difficile mais ils commencent à se relever. Leur bonheur et leur complicité font plaisir à voir. Je suis ravi pour eux. Ragaillardis, les voilà qui virevoltent, font des loopings, goûtent pour la première fois à cette liberté de mouvements. Leurs ailes multicolores sont sublimes au milieu de ce décor de ciel moutonné. Comme on dit : « après la pluie, le beau temps ». Au sens propre comme au figuré ! Ces deux enfants ont retrouvé le sourire après une vie sur Terre malheureuse. Désormais, le soleil brille dans leur vie, dans leur cœur et dans le ciel qui s'offre à nous. Les arcs-en-ciel vont égayer leur première journée sur Terre et la rendre inoubliable. Ils ont pensé à emporter leur râteau magique avec ses sept intervalles, un pour chacune des sept couleurs de l'arc-en-ciel. Il leur suffit de ratisser une flaque d'eau pour créer le départ de l'arc-en-ciel. Ensuite, et c'est là que ça se complique, ils doivent le propulser avec force jusqu'à l'horizon. Cela semble facile quand on voit les gamins expérimentés, mais dans la pratique, cela se révèle périlleux.
Le plus difficile, c'est d'arriver à maintenir l'arc-en-ciel le plus longtemps possible sur le râteau de manière à l'envoyer suffisamment loin pour que son extrémité atteigne un nuage. Et ça, c'est un fameux coup de main à prendre. Ce n'est pas du tout gagné. Ils vont devoir s'entrainer pour y parvenir et c'est justement ce à quoi ils s'attellent en ce moment. Sophie ne se décourage pas. Elle retente l'expérience plusieurs fois, patiemment, sans perdre son calme. Pour Dimitri, c'est une autre histoire. Gêné par ses troubles dus à son TDAH, ce n'est pas une mince affaire. Son geste est loin d'être précis. Il est saccadé. L'arc-en-ciel tombe très rapidement du râteau. Il n'a pas la patience de Sophie. Ses vaines tentatives commencent à l'agacer d'autant plus que sa camarade, elle, parvient à faire un arc-en-ciel de quelques mètres alors que le sien peine à dépasser les dix centimètres. Je ne peux m'empêcher d'aller le titiller.
Eh Dimitri !
Au moment où il se retourne, je saute dans la flaque d'eau. Surpris et assez décontenancé par les gouttelettes d'eau qu'il vient de recevoir dans le visage, il tente de m'attraper au vol, mais je suis plus rapide. J'esquive sa main puis j'éclate de rire. Je repars à la charge en l'éclaboussant à pleines mains. Il essaie une nouvelle fois de me saisir au vol, en perd l'équilibre et se retrouve le nez dans la flaque d'eau. Devant cette situation incongrue et son air dépité, je suis mort de rire. Je crois que c'est contagieux. Gagné par le côté loufoque de cette scène improbable, à son tour, il se met à rigoler. Avec son râteau, il fait mine de m'éclabousser, fabriquant ainsi des dizaines de mini-arcs-en-ciel. Je me protège le visage de mes bras et je les esquive l'un après l'autre. C'est un réflexe, en fait. Même si l'un d'entre eux me touche, je ne risque rien en réalité. On ne peut pas les attraper puisqu'ils disparaissent dans l'air. Je jette un œil du côté de Sophie. Le sien, même s'il n'est pas très long, est superbe. Je suis émerveillé par cet assemblage parfait des sept couleurs. J'ai du mal d'en croire mes yeux. Cela semble surréaliste. Entre les mini-arcs-en ciel de Dimitri et celui de Sophie, tous mes sens sont en émoi. Après l'excitation du début et ma franche rigolade avec Dimitri, à présent, des frissons parcourent mon corps.
Waouh ! Comme c'est beau. J'ai bien fait de vous accompagner.
Je pourrais admirer le ciel pendant des heures. J'en oublierais presque que nous devons aller récupérer Boris à Florenville, mais Dimitri en tant que chef de mission, veille au grain.
C'est parti ! annonce-t-il.
Il est tout trempé. Cette petite tranche de rire lui aura au moins permis de décompresser et d'évacuer son stress.
En avant pour notre première mission en tant que pompier, rajoute fièrement Sophie.
Je connais très bien cette région. Je me repère facilement et je suis le premier à apercevoir Boris. Il se trouve en contrebas du Rocher du Chat. Dans sa chute, il a heurté des branches d'arbres. Physiquement, il est en piteux état. Je pense qu'il va passer un bon moment en salle de chirurgie pour retrouver son apparence d'avant. Mes amis s'empressent d'aller le chercher. Ils l'emportent dans le ciel tandis que la douce mélodie résonne dans mes oreilles. Un tableau majestueux s'offre à notre regard alors que nous rentrons. C'est un véritable chef-d'œuvre, ce ciel décoré d'arcs-en-ciel. Les enfants du royaume s'en sont donnés à cœur joie. Je trouve que ce sont de véritables artistes. Je n'ai d'ailleurs pas vraiment envie de rentrer. Un sentiment de plénitude infini m'envahit. Ce soir, c'est certain, je ferai de jolis rêves colorés.
Je remarque que Boris n'a pas d'ailes dans le dos. Comme tous les adultes, il n'en a pas besoin puisqu'il ne retournera jamais sur Terre. Après son passage par le bloc opératoire, je sais qu'il sera accueilli dans l'espace dédié aux hommes. Certains s'occupent du poste de pilotage, le quartier général ultra-sécurisé du royaume ; d'autres sont affectés à l'entrainement des enfants-pompiers. Je sais aussi que les papas du royaume ont un don mais je ne sais pas lequel. Il paraît qu'en lançant des dés, ils peuvent prédire quelque chose. C'est sûr, j'ai encore beaucoup à apprendre sur le mode de fonctionnement du royaume. Mais, plus j'en sais, plus je suis heureux d'être ici.
Les chirurgiens s'attellent dès à présent à la réparation du corps abîmé de Boris. Ils ont à leur disposition de la poudre d'étoiles sous forme de pommade. Ils la mettent dans la machine à remonter le temps, sélectionnent l'heure souhaitée et récupèrent la mixture ainsi obtenue. Ensuite, ils en badigeonnent le visage et les membres des victimes. Boris retrouve peu à peu son apparence d'avant la chute. En salle de réveil, Christine veille sur lui. Quand il sera apte à la suivre, elle l'emmènera en salle de confidences car il va bientôt retrouver Lucas. Il faut le préparer à cette rencontre qui s'annonce assez éprouvante puisqu'ils n'auront plus jamais la même relation que celle qu'ils avaient sur Terre.
Boris ressort de la salle de confidences un peu secoué mais résigné par ce qu'il vient d'apprendre. Les bambins savent qu'ils ont eu une vie sur Terre mais n'éprouvent pas le besoin de connaître leurs origines puisqu'ils ne gardent aucun souvenir de cette précédente vie. Boris est assez attristé par ces révélations, mais dès qu'il aperçoit Lucas, le bonheur de le revoir chasse sa peine. Il l'appelle tout doucement :
Lucas !
Le bambin se retourne à l'appel de son prénom. Boris lui tend les bras. Il ne l'a jamais vu ici mais il se dirige vers lui en toute confiance. Il a l'habitude qu'on le prenne dans les bras et il adore ça. Pour Boris, cette rencontre est une épreuve aussi douloureuse qu'émouvante. Lucas est heureux ici. C'est donc rassurant pour Boris qui culpabilisait beaucoup de l'avoir oublié dans le siège auto. De toute façon, il ne pourra jamais revenir en arrière. Il ne pourra pas réécrire l'histoire. Ici au moins, son fils est bien et c'est le principal. Il distribue même du bonheur sans compter : aux mamies qui le cajolent, aux enfants qui jouent avec lui et aux papys qui lui racontent des histoires. Et Boris est fier de lui. Malgré sa frustration, il gardera un très bon souvenir de ces retrouvailles car il a de nouveau pu prendre son petit garçon dans les bras, le serrer contre lui et tendrement l'enlacer. Une nouvelle relation va désormais s'installer entre eux. Ils vont se construire de nouveaux souvenirs. Boris ne peut s'empêcher de penser à Camille qui, elle, est toujours sur Terre et n'a pas cette chance. Elle souffre certainement encore beaucoup de son absence. D'autant plus que, contrairement à lui, elle n'est pas responsable de ce qui est arrivé. Elle vit une injustice, née de sa négligence à lui. Le bonheur de retrouver Lucas était donc mitigé. Dans sa tête, se sont bousculés divers sentiments contradictoires. Se sentant à la fois coupable et n'ayant pas mérité cet instant de tendresse, il n'a pu l'apprécier à sa juste valeur. Il a détruit sa famille. Il a gâché celle de Camille, la plongeant dans un chagrin sans pareil. Il sait que la plaie béante ne se refermera jamais chez elle. Il commence à prendre conscience qu'il a été lâche sur Terre, qu'il l'a abandonnée à son propre sort et n'a rien fait pour apaiser sa douleur. Il a été bien égoïste dans toute cette histoire, submergé par le poids de la culpabilité. Elle a raison Camille : jamais il n'aurait dû accepter la fonction de bourgmestre. S'il avait été moins égocentrique, ils seraient encore tous les trois sur Terre et ils seraient heureux. Ils auraient peut-être même donné naissance à un autre bébé. Rien de tout cela ne serait arrivé. Le pire, c'est que Boris se sentait altruiste quand il était au service de sa commune. Il était à l'écoute de ses concitoyens, il les aidait, il cherchait à tout prix à leur rendre la vie meilleure. Mais, au fond, c'était surtout à lui qu'il faisait plaisir. Il faut bien le reconnaître ! Au travers de ses actes de bonté, il était le centre de l'attention. On le remerciait, on le félicitait et il aimait ça. Cette reconnaissance du travail accompli donnait un sens à sa vie, à celle qui lui avait toujours souri. Il était heureux aussi de s'afficher avec Camille et son fils. L'image parfaite de la réussite, tant professionnelle que personnelle. Sans oublier que c'était un sportif accompli : un esprit sain dans un corps sain ! L'homme parfait selon toutes les personnes qui le connaissaient. Mais au fond, n'était-il pas le plus égoïste du monde ? N'aurait-il pas dû être aux petits soins pour sa femme et son fils ? Les gâter avec des vacances, était-ce suffisant ? Est-ce que cela compensait ses absences quotidiennes, rythmées par le travail et le sport ? Son travail et ses loisirs n'avaient-ils pas pris une part trop importante dans sa vie, au détriment de sa famille ?
Au royaume, il y a une salle de cinéma où les adultes peuvent visionner des scènes de la vie sur Terre. Boris ressent le besoin de revoir Camille. Il aimerait savoir si elle va mieux et ce qu'elle devient. Isabelle l'accueille. Elle est chargée de sélectionner les films et de les diffuser sur l'écran. C'est une jeune maman de vingt-huit ans décédée d'un cancer du sein. Elle laisse sur Terre une petite fille de cinq ans et un mari anéanti. Elle se rend souvent en salle de cinéma pour les voir.
Sur l'écran, Boris découvre que Camille a refait sa vie avec un autre homme et qu'elle vit chez lui. Divorcé, son compagnon a une petite fille de trois ans dont il partage la garde alternée avec son ex-compagne. Camille semble heureuse. Eric et la petite Angélique ont l'air de combler son vide affectif. Même si Boris a ressenti un petit pincement au cœur quand il l'a revue, cela le rassure de voir qu'elle est épanouie. Elle le mérite. Il est soulagé de voir qu'elle va mieux.