Chapitre 8 Chapitre 2 : L'ombre au loin

※Nous n'avons plus de temps à perdre, je n'ai jamais vu ça !※ Karo ne pouvait s'empêcher de ressasser ces mots, piaffant d'impatience à bord de son chariot volant. Il ne savait plus s'il aurait préféré voler ou se balader entre les feuillages en compagnie des explorateurs, car là-haut, dans le ciel, il avait été témoin d'une vision incroyable. Sa réactivité pourrait toutefois être salvatrice –encore fallait-il arriver à temps pour faire part de sa découverte–

 Le chariot volant filait à vive allure et survolait à présent la capitale de Jovoko. Cette chaloupe ambrée était dotée de plusieurs petites voiles sur le franc-bord –telles de petites ailes– et d'une plus grande près de la tonture avant, accompagnée de son gouvernail, le tout propulsé dans les airs grâce aux tonnomoteurs : quatre bombonnes encastrées dans la coque et remplies de roches d'énergie*.

 Pour lui donner plus de vitesse, Karo ouvrait les tonnomoteurs arrières pour ajouter de l'huile d'ozkola*. Au contact du liquide, les roches d'énergie crépitaient avant de déclencher leur pouvoir : maintenir un rafiot dans les nuages et le faire avancer à bonne allure. Les voiles servaient ensuite à économiser cette énergie. Il ne restait qu'un bidon d'huile à Karo, bien assez pour relier le palais. Il le voyait, plus si loin que ça, avec son dôme installé au sommet de la pyramide.

 Rassuré d'arriver à bon port dans les temps, il se laissa glisser à bâbord pour admirer ce qui se passait en contre-bas. La foule en délire et ses mille couleurs, dominées de fils jaunes laissés par les traînées de feuilles dorées. Il savait que sa famille se trouvait là, à l'arrière d'un de ses immenses chars qui se dirigeait vers le palais. Les premiers stationnaient déjà devant l'antre du No Gata. Est-ce que Jorïs et Lönka avaient à leur tour quitté la forêt pour s'inviter à la fête ? ※Nom d'un glazon, j'espère que non...※

***

 Tous les ducs étaient maintenant réunis dans l'amphithéâtre. Agrandi et optimisé au fil des terravolutions, il se trouvait maintenant à l'abri d'un copieux dôme de bois lisse et chamarré, incrusté de végétation luxuriante. Depuis cette terrasse, on pouvait voir le territoire de Nygönta à des lieux à la ronde. Cette fenêtre sur le monde, réservée à la haute hiérarchie, se faisait le théâtre d'une conférence particulière.

 La première attraction fut la présence d'un cortège jusque-là inconnue. Ils étaient une vingtaine, habillé de tenues en cuir brut, incrustés de pierres précieuses ou de lanières de renforcement pour certaines. Le No Gata les avait présentés dans la matinée, soulevant de la curiosité pour certains, de la méfiance pour d'autres : des hommes de la terre bleue ! Oberztaz, un magistrat renommé d'un lointain Empire, fut accueilli avec les honneurs à la frontière de Xo. Là même où le tyrannique No Neim et ses fidèles avaient tenté de s'échapper, périssant dans d'effroyables incendies. La guerre des nations avait laissé des traces dans les mémoires, mais la cité portuaire surnommée Porschän se présentait maintenant comme un lieu de passage et de diplomatie avec le monde extérieur. Quelle glorieuse transformation !

 Les chefs de village étaient ensuite invités à s'assoir dans les tribunes du palais pour faire le bilan de leurs cycles saisonniers. Récoltes, sécurité intérieure, relation entre villages, cités ou duchés voisins, tout y passait. Pendant la première demi-journée, les chefs étaient tenus d'énoncer au scribe les évènements de leur cité depuis le dernier conseil. Les ducs quant à eux se préparaient à parler des sujets plus globaux, souvent épineux. On fêta aussi la première apparition du duc de Yönla, territoire le plus reculé dans les terres du grand est. Découvert il y a quatre terravolutions, annexé dans la foulée.

 Il raconta d'abord comment son peuple avait survécu à l'isolation. Puis relata les découvertes de sa propre guilde d'explorateurs, ceux-là même qui furent les premiers, sur Nygönta, des lustres auparavant, à découvrir ce qui se tapissait au-delà de la grande muraille. Beaucoup étaient partis depuis, laissant derrière eux l'héritage d'un savoir-faire marin.

 Les autres ducs prirent alors la parole.

 Imposant dans sa robe de laine cardée, filée et tissée sous des épaulettes et un buste en fonte, le duc de Xo, ancien territoire rival aujourd'hui spécialisé dans le travail du fer pour tout Nygönta, s'époumonait sur le manque de matières premières pour la confection de divers outils et armatures. Les forges de Xo, les plus réputées de la contrée, souffraient aussi d'une main d'œuvre déclinante. Mais où partait cette main d'œuvre traditionnelle ? Se demandaient les autres chefs. Certains regards se tournaient vers le doyen de Floeim, brillant dans sa robe de plumes blanches incrustée de pièces en laiton. Et le duc de Xo confirmait de son doigt pointé que le « pays du cuivre » était fautif. Xo, duché le plus grand et influent de Nygönta, ne pouvait laisser sa population déserter au profit du troisième bourg de la région.

 – Du calme mes amis, poussa d'une voix profonde et calme le No Gata, relaxant l'assemblée par la même occasion.

 Le No Gata avait les habits et la robustesse des grands jours, dressé au centre de l'amphithéâtre. Il était confortablement installé sur son trône. Chacun de ses bracelets ou colliers représentait l'emblème d'une cité. Et en tant que représentant d'une Nygönta unie, il refusait que querelles se fassent en sa demeure. À sa demande, les sujets litigieux étaient pris en charge par les autres villages. Personne ne connaissait les sanctions si un contentieux prenait trop d'ampleur. À vrai dire, le No Gata n'y avait probablement pas réfléchi, tous les ducs se montrant plutôt solidaires.

 Mais là, le problème concernait deux des plus grandes communautés de Nygönta. Qui avait les ressources nécessaires pour les aider ? Jovoko, la capitale, devait en rester à son rôle d'arbitre. Le désintérêt d'Onok, le deuxième plus grand duché de la région, notamment après avoir absorbé une bonne moitié de l'ancien territoire de Java, limitait les solutions. Il fallait dire que, situé au sud du territoire habité, Onok était bien trop loin pour apporter une quelconque aide à ses pairs. Son duc, dont la robe couverte de broderies exposait les penchants artistiques de ses cités, se trouvait à l'opposé des autres grands doyens, sur l'autre versant de l'amphithéâtre.

 – Xo s'est construit sur les mines de fer, reprit plus calmement son chef. Depuis l'unification, ces mines de fer et notre art de la forge ont aidé à bâtir ou améliorer toutes les autres cités de Nygönta. Même Jovoko, surtout Jovoko –le chef regarda alors le No Gata dans les yeux–. Je connais les lois de nos anciens, mais je refuse que Xo meurt au profit de...

 – Il n'y a pas de profit, rétorqua aussitôt le doyen de Floeim en se levant. Floeim ne s'est pas bâti avec le fer, mais dans les traditions anciennes de notre terre. Je partage votre peine de manquer de gisements et nous, habitants de Floeim, sommes prêts à vous aider pour en trouver d'autres. Il me semble qu'une centaine de terravolutions n'a pas suffi à visiter l'intégralité de notre territoire. Cependant –le doyen éleva le ton pour capter un peu plus l'attention–, nous ne sommes pas responsables de la perte de votre main d'œuvre et, si après avoir acquis la maîtrise du fer, elle veut se satisfaire d'un autre art, c'est avec joie que nous les accueillons.

 – Donc vous avouez que vous profitez de nos hommes ?

 – Bola, chef de Floeim, a raison, coupa le No Gata. Naham, souverain de Xo, reprenez vos esprits et vos mots. Les habitants de Nygönta sont libres de circuler où bon leur semble. La vie est faite de cycles. La nature a des raisons impénétrables. Jugez bon de vous adapter à la nature plutôt que de voir le mal dans les autres, surtout quand ceux-ci proposent de vous aider.

 Il y eu un instant de flottement.

 – Grand No Gata, reprit le duc de Xo. Mon désir n'est pas de m'emporter, mais de m'assurer le soutien de ceux que nous avons soutenu depuis l'unification. Les récoltes furent bonnes et les offrandes sont nombreuses. Voyez par-là que nous ne cherchons pas querelle, mais nous savons que vous avez les moyens de ne pas nous faire sombrer.

 – Personne ne va sombrer, dit le chef d'un autre village. Nous, les plus petites cités, ne sommes pas des fruits secs.

 « Sagesse camarades ! » s'exclama d'une voix sûre le No Gata. Il n'avait pas souvent l'occasion de prononcer ces mots, mais lorsqu'il le faisait, la sensation grisante de rétablir l'ordre l'animait malgré sa vieillesse. Le respect qu'il inspirait parmi ses pairs les exhortait à s'assagir. Et pour maintenir le respect, le No Gata savait avant tout qu'il fallait trouver une solution tangible à chaque problème. Son devoir était aussi l'action. « Naham, l'aide des villages de Nygönta a déjà commencé. Nos meilleurs explorateurs sondent nos terres à la recherche de gisements. Je pense avant tout à Nyön. »

 Tamara, qui, malgré le poids des terravolutions, arborait fièrement l'emblème des explorateurs sur sa longue robe renforcée en peau de glazon, se leva de sa tribune. Située au sommet du centre de l'amphithéâtre, elle pouvait dominer les chefs des grands villages de son regard. Un regard pourtant sage, sans provocation.

 C'était son moment de gloire, et pourtant, certains chefs se désintéressèrent de la discussion en contemplant l'ombre d'un chariot volant passer au-dessus du dôme. Le magistrat Oberztaz et ses conseillers avazen observèrent la scène avec attention. L'engin passait lentement, grossissant, amorçant son atterrissage. Même le No Gata l'avait remarqué, mais il fit signe à la chef de village de déclamer son discours :

 – Cela remonte à deux terravolutions maintenant. Notre grand chef le No Gata est venu à Nyön pour charger nos explorateurs de trouver des gisements dans les forêts de l'est lointain. Une autre de nos tâches est de retrouver une trace de nos amis explorateurs de Philès. Cela fait maintenant de nombreuses nuits que trente des nôtres ont quitté la chaleur de leur nid pour partir en recherche –La représentante de Nyön recommençait à capter l'attention lorsqu'à son tour elle remarqua une visite fortuite. Karo, son fils et chef de l'escouade volante, pénétra dans le dôme. – Notre espoir et de trouver les gisements et les hommes, afin de contribuer à l'essor de Nygönta. Et tel un signe, voici l'un des nôtres qui, je pense, compte intervenir en ce lieu.

 L'assemblée se tourna vers Karo, bloqué pacifiquement par un gardien du palais. Le navigateur respecta la procédure, attendant que le No Gata accepte l'audience. Ce dernier se leva de son trône et fit signe d'approcher. Le gardien laissa ainsi la voie libre. Karo gravit quelques marches du trône et se présenta au pied du No Gata.

 – Je m'excuse d'interrompre votre rassemblement, dit Karo d'une voix forte, afin que tout le monde puisse l'entendre. Grand No Gata...

 – Dites-moi mon ami.

 – En survolant le grand nord, à trois lieux de la brèche de Porschän, j'ai observé une ombre gigantesque sur la terre bleue.

 – Comment ça ?! S'exclama aussitôt Naham, le duc de Xo.

 – Je dirais même plusieurs ombres ! Répondit Karo en tournant son regard vers lui. J'ai cru voir ce qui approchait vers nous, mais j'ai du mal à le définir. C'est aussi grand que des colosses terriers, voir plus grand.

 « Des colosses terriers qui se déplacent ? », se demandèrent quelques voix audibles de l'assemblée. Le colosse enflammé projetait un éclat orangé sur le grand palais.

 – Karo, interpella le No Gata en posant une main sur l'épaule du navigateur, l'air grave. Est-ce que ça se rapprochait de nous ?

 – Je suis resté quelque temps à virevolter, je me suis même risqué à voler sur la terre bleue pour me rapprocher et oui, je vous assure que ça venait vers nous. Ces colosses naviguaient, certains avaient même des voiles comme celles de mon chariot, en bien plus grand...

 Les bavardages dans les tribunes s'intensifiaient. Karo et le No Gata se regardèrent quelques secondes dans les yeux avant que ce dernier se tourne, à son tour, vers ses compères. Il scruta les gradins et son regard se posa sur le cortège avazen.

 Ces derniers avaient du mal à dissimuler leur sourire.

*Ozkola : l'Ozkola est une grande plante annuelle qui fleurit à la fin de la période des pluies. Elle est présente dans la majeure partie du globe. En pressant ses graines abondantes, on peut faire de l'huile. Elle n'est pas comestible, mais peut être utilisée comme carburant pour des lampes à huiles par exemple. En la combinant avec d'autres matériaux, l'huile d'Ozkola offre de nombreuses alternatives.

*Tinarg (Roche d'énergie) : Le tinarg est un metal trouvable dans les régions montagneuses. Il est conducteur d'énergie, lui donnant son surnom de « roche d'énergie ».

            
            

COPYRIGHT(©) 2022