Dans une robe de soie blanche où il se sentait des plus à l'aise, Karo accueillit par de longues étreintes son ami et sa sœur dans l'antichambre du palais. Jewesha resta accrochée un moment au cou de son frère. Jennän salua le nouveau Major d'un signe de la main avant d'imiter sa bien-aimée. Les rayons du colosse enflammé baignaient ces retrouvailles en perçant à travers les puits de lumière.
Karo avait bonne mine, la grandeur d'un chef. Il prit soin de saluer Lonka et remarqua qu'elle avait pris une demi-tête de plus depuis la dernière fois qu'il l'avait vu.
– Ce n'est pas la seule chose, dit Jewesha en s'approchant de la petite comme si c'était sa fille. Regarde sa nuque.
Karo palpa la zone et remarqua qu'il n'y avait plus rien, même pas une cicatrice laissant une preuve de ses « cornes ».
– Eh bien donc ? Tu les as rangés où tes cornes ma chère Lonka ?
– Avec Bo.
Karo resta immobile quelques secondes. Il ne s'attendait pas à ce que la petite fille se mette à lui parler si distinctement. « Eh beh, il y a du changement à ce que je vois », reprit-il en regardant Jennän et Jewesha, amusé. Les trois protecteurs restés en escorte ne comprenaient pas vraiment la situation. « Et il est où ce Bo ? ». Sans mot dire cette fois, Lonka pointa du doigt le ventre de Jewesha.
Cette fois-ci, tout le monde se regarda dans un sentiment alliant surprise, amusement et incompréhension. En voyant qu'elle était au centre des intentions, Jewesha se mit à rougir.
– Alors, Bo est un bobön, donc si Bo se trouve dans mon ventre je ne vois pas comment j'ai pu réussir à l'y mettre.
– Elle parle peut-être... De son remplaçant, répliqua Karo en jouant des épaules avec sa sœur.
Jennän restait pour une fois en retrait, silencieux. Lonka toucha du doigt le ventre de Jewesha. Cette dernière retira délicatement sa main et la regarda dans les yeux :
– Je te préviens Lonka, quoique ce soit qui sortira de ce ventre, je ne l'appellerai pas Bo !
Karo pouffa de rire. Un protecteur mit rapidement fin aux discussions, il était temps de rencontrer le chef de ces terres, et seul Karo et Jennän y étaient conviés. Ce dernier demanda à Jewesha de rester avec Lonka, promettant que ça ne durerait pas longtemps, mais il ne put empêcher le regard fusillant de son amante.
Le cortège de Jennän et Karo les guida à travers un long corridor ouvert sur des fontaines, avant de grimper marche par marche le bâtiment principal. « Tu penses vraiment que Jewesha attend un enfant ? », questionna finalement Jennän, en chuchotant pour éviter d'importuner les protecteurs. « Sérieusement Jennän, s'il y a quelqu'un qui doit être au courant ici c'est toi, non ? ». L'homme retourna dans son mutisme.
Quelques instants plus tard, ils se retrouvèrent dans la salle la plus majestueuse du palais, traversant les tribunes d'un grand amphithéâtre à ciel ouvert -la pièce, au dernier étage du colosse terrier pyramidal, était toutefois cloisonnée entre quatre rangées de colonnes-. Ses estrades étaient vides, mais son trône, qui leur faisait à présent face, était bel et bien occupé. Une seule et unique personne les attendait.
Le No Gata avait les habits et la robustesse du patriarche, contemplant tranquillement l'arrivée de son auditoire. Il était confortablement installé sur un siège taillé dans la roche blanche et incrusté de bulbes bourgeonnant. Sa longue barbe blanche camouflait les ornements argentés de sa toge. Comme l'avait insinué Banaji, son visage marqué par les rides témoignait du nombre de ses terravolutions. Jennän lui trouvait un air rêveur, absent, mais sa carrure et sa prestance impressionnaient. Seuls des anciens comme le Major Kirin lui avait donné, une fois dans sa vie, pareil sentiment. « No Gata, voici le Major Karo Augüs et le chef des explorateurs des tribus de l'est, Jennän... », présenta le protecteur en avant-garde, butant au moment de donner le nom de famille de Jennän, qu'il ne connaissait pas.
– Voici donc le plus digne des explorateurs, dit le No Gata d'une voix puissante quoique bienveillante, en s'adressant directement à Jennän –ce dernier jouait de timidité, cherchant une réponse dans les yeux de Karo-. J'espère que votre arrivée sur Java fut plus plaisante que le reste de votre chemin.
– J'ai l'impression d'avoir traversé en quelques jours ce que j'ai parcouru en plusieurs terravolutions depuis mon départ de l'est, ô grand... No Gata ?
Jennän ne savait quelle formule choisir, ses honneurs ressemblant à des questions.
– Vous devez être extenué, d'où cette pointe de retenu ? N'ayez crainte, soyez ici en confiance. Le Major Karo, chef de votre tribu, ne m'a dit que du bien sur vous.
– Et heu... Que vous a-t-il dit au juste ? questionna Jennän, plus perplexe qu'à l'aise.
Le No Gata se leva de son siège, descendit du trône et se présenta face aux deux hommes, prenant soin d'écarter le protecteur qui leur emboitait le pas d'un geste de la main. Sa carrure paraissait plus imposante encore de près. Il devait avoir la taille de Banaji, ainsi que la largeur d'un Bobön. Le colosse enflammé était son plus proche partisan, l'éclairant d'une divine lumière. Aucune menace n'émanait de ce corps si robuste. L'âge l'avait sûrement attendri. Doucement, le No Gata tendit ses mains et prit les épaules de Jennän, en signe de proximité.
– Tout chez toi transpire la force des grands, exposa-t-il d'une voix plus suave. Karo ici présent aurait pu me dire ce qu'il voulait, ce qui compte est la première rencontre, et celle-ci me confirme que tu es taillé pour la tâche que j'ai envie de te donner. Toi qui a parcouru si seul et si longtemps les terres et forêts sauvages de l'ouest, tu m'as été présenté comme un homme de devoir aussi bien qu'un aventurier chevronné malgré ton... jeune âge. Je ne compte pas te proposer un marché, ta famille comme ta tribu étant une part entière de Java à présent, mais pour te demander une grande faveur.
« Une faveur ? », Jennän ne comprit pas sa soudaine importance. Lui qui n'était personne, voilà qu'un homme illustre implorait son aide. Peu importe ce que le No Gata allait lui demander, il ne voyait plus l'option du refus comme possible. Espérant que Banaji ne s'était pas trompé dans ses indications, Jennän se préparait déjà mentalement à ce voyage dans l'est profond.
– Depuis trois terravolutions, les nations du nord ont décidé de nous faire la guerre. Par centaines, voire par millier de conquérants, les nations de Xo et Floeim tuent et pillent ce qui se trouve sur l'autre rive du Philesïs. Nous avons protégé la frontière nord-ouest d'une grande invasion et avons rallié la plupart des nations du sud à notre cause. Nous avons même réussi à agrandir notre territoire entre le fleuve Naga* et Philesïs. Mais utiliser la force nous a fait perdre beaucoup de femmes, d'hommes et d'énergie, il nous en faut plus.
– Vous voulez que notre tribu se batte ? Nous ne faisons même pas le quart d'un millier d'hommes... Comment...
– Jennän, que connais-tu de ce monde ? Questionna le No Gata, coupant Jennän dans ses doutes.
– Heu... j'ai peur de ne pas avoir tout compris mais déjà, Xo est une « nation », j'imagine que « Floeim » aussi, quant au Philesïs et au Naga, je sais que ce sont des fleuves mais rien de plus... Je ne connais que ce que j'ai pu voir...
– Comme un « monstre aux mille yeux rouges » ?...
Jennän s'arrêta net. Après tant de temps à enfouir cette vision, voilà que le No Gata en personne la lui renvoyait. Etait-ce pour se moquer ? Ou allait-il enfin en apprendre quelque chose ?
– ...Notre monde n'est pas nouveau Jennän, il a juste recommencé de zéro, ou presque. Et malgré mon éternité apparente, je n'en connais pas tous les secrets, loiiiin de là. Mais je suis là depuis des générations, j'ai connu le père de ton père, ou peut-être même le père de son père, énonça-t-il en s'adressant spontanément à Karo. Je peux ainsi te révéler quelques informations dont j'ai héritées, ou que, moi aussi, j'ai pu voir. Cela vaut pour toi aussi, Major Augüs –Le No Gata baladait à présent son regard entre ses deux invités-. Ici, sur Nygönta, vous faites partie de la quatrième génération, celle qui n'a plus souvenir du « berceau ». Vos Aïeux, qui ont foulé cette terre les premiers, sont nés il y a bien plus longtemps qu'ils ne le pensent, ils ont été sauvegardés dans des souches souterraines pour revenir à la vie le moment venu. Certains, comme moi, ont été spécialement préservés pour donner l'héritage de temps immémoriaux. Certains, comme moi, vivent bien plus que tout autre être humain et sont censés être témoin, autant que guide, du « redémarrage de l'humanité ».
– Et, le monstre que je suis sûr d'avoir vu, qu'est-ce qu'il a à voir là-dedans ? Demanda Jennän, qui commençait à s'embrouiller les idées avec cette masse d'informations.
– Ceci fait partie du mystère, mais je peux d'ores et déjà te dire que ses semblables vivent sous nos pieds. Ils nous surveillent... Au cas où... Retiens ceci pour tes prochaines expéditions. D'ailleurs –Le No Gata relâcha les épaules de Jennän et se mit à marcher lentement dans l'amphithéâtre-, avant que tu ne poses la question, voici pourquoi je me permets de te donner le contexte : partout, sur cette planète recouverte en majorité par la terre bleue, des hommes sont revenus à la lumière du jour, mais à des époques et des endroits différents. Selon où ils ont pu se retrouver, l'héritage fut plus ou moins conséquent. Certaines nations dans ce monde ont des savoirs ou des pouvoirs qui dépassent l'entendement, quand d'autre doivent refaire toute leur genèse. Certains hommes ont décidé de garder ces trouvailles pour eux, d'autres de les utiliser pour asseoir leur domination sur le monde. Un peu comme la nation de Xo, qui a décidé de s'accaparer Nygönta suite à un évènement dont je n'ai pas tous les détails.
– On m'a parlé d'une visite extérieure...
– En effet, mais dans quel but ? Pour quel don ? Quel échange ? Quelle condition ? Tout ceci, je ne le sais pas, mais ça me pousse à agir pour rétablir la paix sur cette terre. Xo est mieux préparé que nous, mais j'ai une carte à jouer pour reprendre le dessus...
Le No Gata marqua une pause, comme s'il hésitait au final à se livrer.
–... À une centaine de lieues au nord-est, se trouve la nation de Roa. Elle est coupée du monde et regorge de savoirs et artéfacts qui pourraient changer le cours de cette lutte des pouvoirs. Il y a très peu d'habitant et aucun pouvoir stable, donc je ne pense pas que l'on puisse tout simplement créer une alliance comme avec la nation d'Onok. Par contre, en vous rendant près du « berceau » derrière « le pic à deux cornes », vous pourriez récupérer, en toute discrétion, une machine qui vous permettra de voler, ainsi que le savoir pour en construire d'autres...
Jennän et Karo se regardèrent, entre excitation soudaine et méfiance. Ils avaient toutefois hâte d'entendre la suite. Tout homme rêvait de voler, mais le ciel n'était pas son domaine.
– ...Voler nous donnera un avantage décisif. Vous savez, et je pense que Xo le sait aussi depuis cette « visite », Nygönta est en léger retard par rapport au reste du monde. D'autres volent déjà depuis des dizaines de terravolutions. Et je ne peux imaginer où en sont les nations les plus puissantes par rapport à nous. Cette avancée pour Nygönta fera votre gloire, je vous l'assure.
***
C'est ainsi qu'à la tête d'un groupe de vingt explorateurs, Jennän s'en alla visiter les territoires au nord-est plus d'une saison entière, prenant soin de contourner la nation ennemie de Floeim. Karo était resté auprès de Jewesha, constatant que chaque jour le ventre de cette dernière grandissait un peu plus. Et il espérait de tout cœur que l'amant de sa sœur reviendrait en vie pour la venue au monde d'un nouvel Augüs.
Lonka passait ses journées à apprivoiser divers animaux, apprendre les métiers de culture –avec Agatha et ses marmots- et de chasse –avec Maluna et Karo-, pour lesquels elle avait un don certain et, comme une accélération du temps, sa parole se développait autant que son corps. Elle attendait son père avec le sourire. Un sourire grandissant à mesure que « cette chose » bougeait dans le ventre de Jewesha. Cette dernière voulait d'ailleurs qu'elle l'appelle « Maman » en public, arguant que la petite Lonka connaissait une croissance un peu plus présentable aux yeux du clan Augüs.
Les jours passaient et chaque nouvelle des sentinelles se faisaient attendre. Ils bravaient tous les dangers pour rapporter des informations qui se voulaient des plus optimistes : la protection de la frontière nord-ouest était assurée, plus personne ne bougeait entre l'armée de Xo et celle de l'alliance Java-Onok ; une armée fut créée sur le territoire Philesïs pour venir en soutien de la conquête de Floeim ; on apprit aussi qu'une milice de l'alliance avait pénétré le territoire d'Athana afin de prendre à revers Xo par le flanc sud-ouest, mais elle se heurtait à l'agressivité des tribus locales ; une tentative de percée de Xo fut mise en déroute par l'apport de l'armée capitale d'Onok, qui perdit la moitié de ses hommes.
Jours et nuits s'entremêlaient ainsi dans ce concert d'histoires et d'anecdotes autour de la lutte des nations. À distance des heurts, la notion de guerre était floue pour Lonka ou tout autre habitant des villages protégés. Tout semblait si près et si loin en même temps.
Les nouvelles donnaient parfois envie de célébrer, d'autres fois de s'inquiéter. Et bientôt on commençait à parler des exploits d'une délégation envoyée dans le nord-est : elle s'était confrontée aux habitants de Roa, mais au lieu d'y trouver la mort, elle créa une alliance ; une armée se formait à Roa pour rejoindre la bataille ; des explorateurs avaient trouvé des artefacts inespérés...
Le sentiment que ces nations éphémères allaient laisser place à autre chose était le sujet principal des réfugiés de Gata No Java. Le son du triomphe raisonna une première fois lorsque le No Gata en personne annonça la prise de Floeim. Attaquée par Xo, Floeim reçut le soutien de l'armée de Java pour protéger sa frontière et baissa sa garde, car, de l'autre flanc, un détachement initié par l'armée d'Onok et rejoint par la toute fraiche armée de Roa fit le siège de la capitale, Geflei. À l'issue d'une période de pluie et ne sachant pas à quelle menace faire face, Geflei se rendit et accepta l'alliance de Java. Les rumeurs annonçaient que des chariots volants avaient impressionné les chefs de Floeim, qui ne purent que s'agenouiller face à l'invulnérabilité de leur assaillant –attaqués par des bombardements de liquides enflammés ou de roches, ils n'avaient aucune arme pour riposter-. Karo sentait le vent tourner en faveur de son groupe.
Et finalement, Jennän revint en vie, d'une aura plus charismatique et glorieuse encore. À bord de ces chariots volants, coupant le vent avec leur grande voile, les explorateurs des terres du grand est se présentèrent au palais du No Gata en triomphe.
« PAPA ! », la première personne à accueillir Jennän fut sa fille, sautant à son cou avec une ferveur qui ne lui ressemblait pas. Jewesha, accompagnée de Karo, emboita le pas pour retrouver son homme. Elle avait pris des joues, et se trémoussait dans des vêtements de laine d'ovïs* ample et dans l'air du temps. Mais, surtout, elle tenait dans ses bras un enfant.
Jennän resta sans voix.
– Tu es revenu trop tard pour lui donner son nom. Etant donné que tu as choisi pour Lonka, cette fois je me suis dit que j'avais le droit de choisir à mon tour.
Le sourire de Jewesha était radieux.
Le No Gata s'approcha de la scène, portant un regard bienveillant sur cette petite famille. Jennän souleva le drap qui recouvrait sa progéniture pour constater qu'il avait en face de lui un garçon, son garçon.
– Et... Il s'appelle comment ?
« BO ! », crièrent en cœur Karo et Lonka en levant les bras. Ces derniers éclatèrent de rire en voyant la tête subitement furieuse de Jewesha. Jennän remarqua ainsi que, pendant son absence, une belle complicité s'était installée entre Lonka et son oncle adoptif. Jewesha lâcha un regard de mépris à son frère et sa fille, puis reprit son calme :
– Non mon amour. Je te présente Jorïs.
*Fleuve Naga (les fleuves à l'est de Nygönta) : Le fleuve Naga est un cours d'eau qui prend la direction du grand est. La nation de Java se trouve entre le fleuve Nygönnaga qui coule au sud et le fleuve Naga. Au-dessus du fleuve Naga se trouve le territoire de Philesïs, bordé à son tour par le fleuve Philesïs au nord (frontière avec la nation de Floeim). Athän, Philesïs, Naga et Nygönnaga sont tous confluents. Ils se rejoignent à l'embouchure Athaphilès.
*Ovïs : un ovis est un mammifère herbivore domestiqué par l'homme, notamment pour leurs besoins en textile. C'est l'équivalent d'un mouton, plus spécifiquement de race mérinos, avec des dimensions plus grandes et une laine plus abondante.