Chapitre 3 -4 : De terravolutions en terravolutions

– Fais-la grandir.

 – Fais-la grandir.

 – Fais-la grandir.

 – Fais-la grandir.

 – FAIS-LA GRANDIR !!

 Jennän se réveilla en sursaut, comme au milieu de nombreuses nuits. La période des pluies s'achevait, enfin ! Serait-ce bientôt le début d'une nouvelle terravolution ? Il l'espérait.

 Comme il espérait bientôt les revoir. La revoir.

 Il se souvint de ce jour, tout semblait si précipité depuis cette nuit de tempête. Au plus profond de ses entrailles, il sentait que quelque chose s'était fragmenté, que sa vie s'était accélérée à cet instant T. Ce corps endoloris, ce départ qu'il vécut comme une exclusion, tout ce qui s'en suivit en étaient juste les conséquences. Ces résonnances dans sa tête... Encore et toujours... Un langage qu'il n'avait jamais connu et pourtant, qu'il avait compris. Parfois, il se demandait si tout ceci était bien réel, mais la présence de Lonka en constituait la preuve.

 Elle s'était réveillée en même temps, collée à Jennän sous des peaux qu'ils avaient installées dans leur bivouac. Cette petite cabane improvisée, toute de terre sur les contours et de branches d'arbres pour confectionner un toit de forme triangulaire, leur permettait de passer les nuits froides et humides à couvert.

 Le jeune homme se calma lorsqu'il vit la petite fille poser sa tête au creux de son épaule pour l'observer. Elle avait encore un sacré mal à sortir un mot, mais ses yeux parlaient déjà beaucoup. Jewesha manquait énormément à Jennän, mais au fond de cette forêt, calfeutré dans cette petite hutte, il ne se sentait pas si mal avec sa « chose adoptive ».

 Un bobön*, ce grand et large bovin permettant le transport de vivres et matériaux pour les pèlerins, les accompagnait depuis le début de leur périple. Après plusieurs jours, une réelle et affectueuse cohabitation régnait entre eux trois. La nuit, le bobön venait se coucher à l'entrée de la hutte qu'ils avaient construite, partageant sa chaleur. Le foin tapissant déjà le sol de la cabane, Jennän et Lonka en déposaient aussi à l'entrée pour la bête qu'ils avaient nommé « Bo ».

 Bo transportait notamment le nécessaire pour reproduire la hutte tout le long du trajet. Il fallait trouver le lieu avant que le colosse enflammé amorce sa descente. Lonka avait un instinct quasi animal pour débusquer le coin parfait. Ils ne mettaient alors qu'une paire d'heures environ pour consolider leur habitat à nouveau. Le matin, ils désassemblaient aussi vite leur maison de fortune. Parfois, à force de pertes, il fallait alors se ravitailler en branche, tige de Hou, foin et tout ce qui pouvait servir à un meilleur foyer. Leur aventure marquait un arrêt, deux à trois jours pour prendre le temps de se recharger, d'apprivoiser cette nature parfois clémente, parfois terrifiante.

 Car la période des pluies n'était pas avare en tonnerre et autres intempéries. Heureusement pour Jennän, qui avait l'habitude des mésaventures météorologiques, sa fille venue de la terre bleue* ne semblait pas avoir peur des frasques du ciel. Lorsque l'orage grondait, Lonka trouvait un espace dégagé pour admirer ses flashs bleus transperçant les nuages. Lorsque le niveau de fleuve grimpait jusqu'à inonder la forêt, elle débusquait toujours un coin surplombé pour mettre à l'abri « Pa » et « Bo ». Le Bobön se collait à la petite fille lorsque le vent tournait. Lonka adorait ces moments où elle pouvait rassurer la bête.

 Cependant, Jennän découvrit assez rapidement ce que Lonka n'aimait pas en terme de bestioles : Tout ce qui était assez petit pour s'infiltrer dans ses vêtements l'agitait fortement. Les insectes et arachnides, elle les tolérait de loin, de très loin. Et lorsqu'on allumait un feu le soir, elle se reculait le plus possible, à la limite de la pénombre, comprenant que la lumière et la chaleur attiraient les nuisibles.

***

 – Pa ! Pa !

 Jennän, à la barbe garnie et hirsute avec le temps et le manque d'entretien, grimpa sur le rocher où se trouvait Lonka. De là, sous les rayons du colosse enflammé, ils pouvaient profiter d'un large panorama sur la forêt et le fleuve en contrebas. L'homme comprit pourquoi sa fille l'appelait à tue-tête. En cette période de floraison de leur deuxième terravolution de voyage, ils allaient pouvoir retrouver leur tribu. À moins d'une lieue, ils discernaient un groupe de cinq à six individus en train de traverser le fleuve. Ils s'étaient construits des radeaux de fortune avec du bois et des tiges de Hou et voguaient à présent en leur direction. Jennän mesura leur chance de pouvoir se déplacer sur l'eau, déchargés d'un bobön de compagnie pour ce type de voyage. Il plissa les yeux et pensa reconnaître Karo et Jewesha.

 Son cœur fit un bon.

 Moins d'une heure après, ils se retrouvèrent à mi-chemin. Jennän et Lonka avaient laissé Bo derrière eux pour veiller sur la cabane et les vivres. Jennän salua d'abord Karo, d'une longue étreinte amicale. Il sentait son ami affaibli, mais ce n'était rien face à Jewesha, habillée d'une lumineuse tunique brune, qui fondit en larmes dans ses bras, avant de l'embrasser fougueusement. Lonka regarda la scène avec curiosité, elle n'avait jamais vu des gens s'embrasser sur la bouche.

 Quelques anciens fermaient la marche. Leurs salutations furent plus sobres.

 Jennän invita ce petit monde en haut de son rocher. Bo communiqua sa joie de voir d'autres humains et l'un d'entre eux lui rendit cette attention en caressant son crâne massif un long moment. On mit en place la table et fit cuire du pot de Glaù** pendant ce temps. Une fois les ventres repus, les langues se délièrent enfin :

 – Jennän, je dois t'annoncer que je suis le nouveau chef du groupe, exposa Karo.

 Jennän resta pensif. ※Donc c'est comme ça que tout se termine ? Alors qu'il m'a envoyé là, à l'écart du groupe ? Kirin...※ Finalement, avec assurance et empathie face à la détresse de Jewesha, il se mit à parler :

 – J'ai cru comprendre, je le sentais... Que s'est-il passé ?

 – Au beau milieu de la période des pluies, notre père est tombé malade. Quelque chose que l'on n'avait jamais vu avant...

 – Sa peau avait jauni, compléta Jewesha, les yeux rougis par les larmes.

 – Il ne fut pas le seul à nous quitter, beaucoup connurent la même infamie et personne ne put en guérir. On a même perdu la moitié de nos soigneurs...

 Il y eut un instant de pause. J'ai donc évité ce fléau en restant ici, isolé... Jennän regardait Jewesha qui semblait vraiment peinée par la situation. Son père restait un emblème pour elle.

 – Heureusement, il y eu beaucoup de naissances lors de la dernière terravolution, reprit Karo. De quoi garder l'espoir pour l'avenir de notre groupe. Et toi, comment ça se passe avec Lonka ?

 Le regard de Jewesha s'assombrit. Lonka essayait d'attirer son attention, mais la jeune femme continuait de l'ignorer. « Lonka, va jouer avec Bo », Jennän voulait que sa fille ne soit pas là pour écouter. Elle s'exécuta.

 – Vous n'avez rien remarqué ? Demanda Jennän au cercle des invités.

 – C'est exactement ça, répondit un ancien d'un ton grave. Nous n'avons rien remarqué.

 – Elle n'a pas grandi, ni prit du poids on dirait, paracheva Karo.

 – Je n'arrive pas à comprendre... Je me suis toujours débrouillé pour qu'elle mange à sa faim, dorme au chaud, apprenne à parler, mais tout parait si long avec elle...

 – Par contre, toi tu as changé ! s'exclama Jewesha en levant les yeux vers son amoureux.

 Jennän avait perdu du poids et des couleurs au fil de son périple. Ses muscles étaient plus fins et saillants, son teint plus blafard.

 – Je pense que tu as besoin de plus de compagnie Jennän, dit Karo. Mon père n'avait pas pris la meilleure des décisions et t'excluant ainsi, les regrets ont peut-être précipité sa maladie.

 – Je ne lui en veut pas Karo. C'est compliqué de prendre des décisions pour le bien de tout un groupe.

 Jennän voulait rassurer ses comparses, mais au fond de lui, la déchirure faisait encore mal. Il ne comprenait toujours pas pourquoi le Major Kirin avait prononcé une telle sentence et, à présent, il n'était plus de ce monde pour lui fournir des réponses.

 – Quoi qu'il en soit, nous en avons beaucoup discuté avec Jewesha, ma sœur a décidé de te rejoindre...

 Le cœur de Jennän fit un nouveau bon. Ses yeux se mirent à chauffer. De son côté Jewesha partageait son regard entre son amoureux retrouvé et la direction où était partie Lonka, cette présence qu'elle allait devoir subir... Beaucoup de sentiments ambigus se mêlaient chez la jeune femme.

 – ...J'espère que la prochaine fois que l'on se verra, un nouvel arrivant rejoindra nos rangs, continua Karo avec cette fois un large sourire qui se dessinait sur son visage.

 Les autres se gaussèrent discrètement, surtout en voyant le jeune couple rougir des insinuations. Avant que Jennän, un semblant gêné par le souhait de son ami, ne puisse répondre, Jewesha enchaina :

 – Je suis si heureuse que ce jour arrive enfin Jennän. Mais... Me permets-tu d'aller parler à... Lonka... Seule à seule ?

 – Je ne vois pas pourquoi je dirai non, répondit Jennän, encore plus surpris.

 La jeune femme s'éloigna ainsi du groupe pour chercher Lonka. Elle la trouva en bas du bloc de rocher, à côté de son Bobön de compagnie. La bête resta relativement calme et docile en voyant arriver la belle jeune femme aux longs cheveux blonds et tissés.

 « Lonka », en entendant la voix assurée et féminine de Jewesha, la fillette se tourna aussitôt vers elle, surprise qu'elle daigne subitement lui porter attention. Elle lui offrit ses yeux les plus écarquillés en guise de réponse.

 Jewesha s'approcha d'elle et s'agenouilla pour se mettre à sa hauteur. Après une grande inspiration, elle se lança :

 – Je sais que je ne t'ai pas réservé le meilleur accueil et, contrairement à Jennän, je ne sais pas si je me sentirai comme un de tes parents un jour.

 Devant l'absence de réaction de son interlocutrice, Jewesha s'agaça un peu plus :

 – Je t'en ai beaucoup voulu vois-tu... Depuis que tu es là, chaque nuit j'ai rêvé que j'avais perdu Jennän à cause de toi ! –Jewesha prit une autre inspiration avant de montrer son plus beau sourire, comme si elle n'avait rien dit de grave– mais je suis finalement prête à partir avec vous, même si cela signifie que je dois te supporter.

 Lonka tenait un petit tas de terre dans ses mains, par lequel une fleur aux éclats rosâtres peinait à entendre ses maigres racines. En guise de bienvenue, elle tendit l'amas en s'écriant « Pa ! » :

 – Avec moi il n'y a ni de Pa, ni de Ma, quand tu seras en âge de parler, ou si un jour tu arrives à parler, tu m'appelleras Jewesha, et c'est tout.

 Jewesha se leva et, sans même faire attention au cadeau que Lonka lui tendait, repartit d'où elle venait.

***

 Jewesha eu encore beaucoup de mal à accepter la présence de Lonka, mais, au fil des jours, certains liens se mettaient en place. Elle avait beau faire des frayeurs à Jennän, l'acte ne suivait jamais les paroles : Elle promettait qu'elle allait noyer Lonka à la prochaine baignade, elle s'occupait de sa toilette ; elle promettait qu'elle lui arracherait les cheveux, elle les tissait avec le plus grand soin.

 Chaque jour elle inspectait l'évolution des cornes sur la nuque de Lonka car, si la petite fille ne grandissait toujours pas, ses cornes, elles, rapetissaient au fil du temps. Quel drôle de sortilège, se disait-elle, mais lorsqu'elle en parlait à Jennän, la réaction de celui-ci la surprenait. L'homme semblait rassuré, lui qui avait hâte que sa fille devienne... normale.

 Toutes les vingtaines de nuit, Karo et quelques hommes et femmes venaient leur rendre visite de l'autre côté de la rive. On installait la table et prenait du bon temps autour de mets cuisinés par le trio de voyageurs : Lonka apportait les ingrédients, Jennän surveillait le feu, Jewesha dressait la table et les parts. Agatha, fille d'un bras droit du regretté Major Kirin, devenue mère à son tour, prenait plaisir à emmener son premier fils lorsqu'elle se joignait au groupe. La présence d'un autre enfant rendait Lonka heureuse. Par singeries, jeux de course, imitations de grognements animals, elle s'affairait à communiquer avec le marmot. Elle évoluait.

 Agatha et Jewesha étaient tantôt copines, tantôt rivales. À l'occasion d'une discussion tournant à la moquerie, Jewesha sembla pour la première fois assumer Lonka comme un membre de sa famille, n'acceptant pas certaines railleries d'Agatha.

 La période de floraison passa, celle de pluie aussi.

 Certains jours, Jennän envoyait Lonka seule récupérer des matériaux avec Bo. La petite fille s'habitua très vite à ces aventures sans autre présence humaine et partait parfois sans qu'on ne le lui demande. Elle remarquait qu'à son retour Jewesha était plus gentille avec elle, alors elle répétait l'opération.

 C'est lors d'une de ses promenades, sans Bo cette fois, qu'elle fit la rencontre d'autres humains.

 Elle s'amusait à choisir et ramasser des branches idéales pour la confection d'une cabane lorsque deux hommes, habillés comme des pèlerins croisèrent son chemin :

 – Svat, ouuuuh, svat ! Svat ! S'exprima l'un d'eux, un air curieux en s'avançant d'un pas retenu.

 – Ssssss, svat zono gogän, répondit le second, plus imposant et méfiant.

 Ils parlaient un autre langage. Lonka était intriguée par cette attention qu'on lui portait. Des faisceaux de lumières se reflétaient à leur hanche. Ces deux grands hommes à la peau dur et marquée par les affres des bois sauvages s'approchaient d'un air serein. Le plus imposant dévoila sa dentition décharnée en tentant de sourire. Lorsqu'il fut assez près, Lonka put remarquer distinctement l'origine des reflets sur l'un d'eux : une longue lame aiguisée, accolée à son flanc. Elle sentit les poils de ses bras s'hérisser. Quelque chose dans ces approches et ce sourire sonnait faux et son instinct rugissait de déguerpir. Avant qu'ils ne puissent lui attraper le bras, elle tourna les talons et s'enfuit à grande enjambée.

 Elle se sentit poursuivie que quelques instants seulement, les hommes à la masse robuste ne parvenant pas à se faufiler à travers les troncs et les grosses racines comme elle pouvait le faire.

 « Pa ! Pa ! Là-bas ! », affolée, ce furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche lorsqu'elle retrouva son père et Jewesha à leur cabane.

 – Là-bas quoi, Lonka ? questionna Jennän, espérant que sa fille lui sorte de nouveaux mots.

 – Là-bas, d'autres comme Pa là-bas !

 Jennän et Jewesha se regardèrent. Cette dernière entoura son corps nue de tissus et se recoiffa avant de prendre part à la discussion.

 – Karo est là ? Des gens de chez nous ? Demanda-t-elle.

 – Non ! D'autres ! D'autres !

 Passé la surprise, Jennän et Jewesha inspectèrent les environs le restant de la journée.

 Le soir, ils décidèrent de ne pas allumer le feu. Lonka sentait une appréhension grandissante chez eux. Ils passèrent la nuit à discuter de ce qu'ils devaient faire, gardant Lonka proche d'eux.

 Le matin suivant, le verdict tomba : il fallait s'éloigner du fleuve, au plus vite. Eux aussi avaient dû croiser ces semblables qui partageaient leurs habits, mais ni leur langue, ni leur pacifisme. Des populations humaines installées ici devaient surveiller leur territoire et ni Jennän ni Jewesha n'avait idée de comment elles traiteraient les gens de passage. Un risque interdit.

 Ils savaient que leur destination était encore bien plus loin, ils retrouveront leur groupe une fois là-bas... S'ils survivaient. En ce début de troisième terravolution depuis le départ de la côte, Jennän réalisa pour la première fois qu'il n'allait peut-être jamais voir la fin de leur périple.

 Lonka ressentit les émotions de ses parents. Elle perçut les mises en garde des sifflements qui furetaient dans les bois. Sa perception du monde s'était éveillée.

*Bobön : Un mammifère de race bovine que l'on retrouve à plusieurs endroits de la planète. Les bobön évoluant dans les contrées exotiques du sud sont plus gros que la moyenne, avec une corne ronde et aplati sur leur front (ils s'en servent pour faire tomber les fruits des arbres, étant aussi bien herbivores que fructivores). Habitué à l'homme, à l'instar d'autres raes bovines, ils sont utilisés pour les transports de marchandise sur de longues distances.

*Glaù : Une race volatile à plume courte. Eprouvant des difficultés à voler, les glaù ont appris à grimper aux arbres avec leurs longues pattes et leur serre très courbées afin de se planter facilement dans le bois. Les glaùs deviennent des mets de choix pour des prédateurs lorsqu'ils descendent des arbres en quête de nourriture.

*Pot de glaù : Un plat très populaire dans les populations nomades, car rapide à faire et demandant peu d'ingrédients. Les glaùs sont faciles à dépecer et quasiment tout est consommable chez eux, offrant une chair tendre et goûteuse. On les fait bouillir avec des herbes et des feuilles et on sert le tout dans des pots de terre.

*Terre Bleue : nom donné par les nomades du clan Augüs à la grande étendue d'eau qui délimite les frontières du monde connu. La terre bleue équivaut à l'océan.

            
            

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