Petrović. Ivanović. Deux noms qu'on ose à peine chuchoter à voix basse dans certaines rues. Deux reliques vivantes d'un monde qu'on croit intouchable. Ils se croient éternels. Ils vont tomber.
Mon père ? Un homme droit. Trop droit. Le genre à penser qu'en m'élevant loin de la crasse, il m'a sauvé. Il croit que je suis un geek inoffensif, un gamin brillant qui code pour des start-up suisses et joue au trader sur des plateformes obscures. Ce qu'il ignore, c'est que chaque putain de cargaison de coke entre Šabac et Munich, je la trace en temps réel. Je sais qui conduit. Qui reçoit. Qui disparaît.
Il ne voulait pas que je touche aux affaires. Pas celles de ma mère. Ni celles de ses anciens associés. Les armes. Les deals. Les serments faits dans le sang. Il m'a tenu à distance comme on tiendrait un gosse loin d'un incendie. Mais on n'échappe pas à l'héritage. Surtout quand on est né dans la braise. Il ne sait pas que je me prépare à faire tomber l'un des clans les plus puissants de Serbie, et d'Angleterre. Et il ne saura rien. Pas avant que tout s'écroule.
Derrière moi, Katarina remue dans le lit. Elle gémit faiblement, marmonne un mot dans son sommeil que je ne comprends pas. Les draps en soie glissent sur sa peau nue. Son dos est tatoué d'un serpent qui grimpe jusqu'à sa nuque, là où ses cheveux argentés sont rasés net sur un côté.
Elle croit que je fais de la cybersécurité pour des ONG. Je l'aime. Enfin... à ma façon. Suffisamment pour qu'elle ne soit jamais mêlée à ça.
Je me lève sans bruit, torse nu, les pieds nus sur le parquet froid en bois noir. Je passe devant le miroir sans me regarder. Les miroirs ne disent jamais la vérité.
J'enfile un sweat à capuche jeté sur le fauteuil. L'appartement est plongé dans l'obscurité, à peine traversé par les lumières de la ville qui filtrent entre les stores. Je referme doucement la porte de la chambre et descends à mon bureau au sous-sol. L'entrée du sous-sol est dissimulée derrière une étagère pivotante, façon roman à suspense, sauf que c'est réel. Mon vrai monde est là. En bas. Dans la lumière crue des écrans, le bourdonnement des serveurs et les câbles qui courent comme des veines sous le sol.
Katarina croit que les câbles qui courent sous les lattes du plancher sont liés à un « projet NFT humanitaire ». J'ai ri pendant deux jours la première fois qu'elle m'a sorti ça.
Trois écrans m'attendent. Deux téléphones. Un appel chiffré prévu dans quinze minutes avec un type de Skopje qui a des infos sur un dépôt appartenant aux anciens alliés de Ghost. Je ne dors pas beaucoup, mais je rêve en chiffres.
Je m'installe devant l'écran central. Une carte s'affiche : lignes rouges, points GPS clignotants, des noms de villes en cyrillique et en latin. Šabac, Subotica, Novi Sad, Sarajevo... Des routes, des plaques, des ports. Mon terrain de jeu.
Je tape un mot de passe. Puis un deuxième. Puis une phrase en serbe que seul mon père comprendrait, s'il osait lire entre les lignes.
« Светло увек открива истину » (La lumière révèle toujours la vérité).
Je clique sur un dossier : « Observations/caméra-3 »
L'image s'anime. L'homme sort d'une villa en bord de mer comme un roi. Lunettes noires, manteau trois-quarts, voiture de luxe. Il jette un coup d'œil vers la seule caméra de la maison en sortant. Il ne voit rien. J'ai masqué l'IP. J'ai enterré le signal dans un faux réseau de télésurveillance municipale.
Il n'a pas changé. Toujours cette aura, cette lenteur dans les gestes, comme s'il dictait le rythme du monde. Ce type-là, mon père le respecte. Presque autant qu'il le déteste. Il pense que tout est derrière lui. Qu'il a enterré sa vie avec lui. Il se trompe. Pas tant que je vivrai. Je suis le fils d'un père trop naïf, d'une mère trop intelligente. Et je suis leur karma.
Mon téléphone vibre. Insistant. Je cligne des yeux. L'écran affiche Љубав (amour). Heure : 03:41. Je décroche sans un mot. Le silence est une forme de langage. Elle met deux secondes à parler.
- T'es pas dans le lit.
Je ferme les yeux une fraction de seconde. Sa voix est trouble, endormie, un peu blessée, peut-être.
- Non, je souffle. Je descendais vérifier un transfert.
- T'as encore bossé toute la nuit ?
Pas une question. Une constatation. Une pointe de reproche camouflée derrière un soupir.
- Je reviens dans cinq minutes, je dis.
Je m'apprête à raccrocher.
- Tu fais toujours ces cauchemars ?
Je reste silencieux. Une seconde. Deux. Elle entend ma réticence, et ça l'énerve.
- T'as dit que ça allait mieux, elle reprend. T'as menti ?
Je serre la mâchoire. Elle croit que je rêve de feux de forêt, de sirènes d'ambulance, de bruit blanc. Elle ne sait pas que le cauchemar, c'est moi. Que chaque nuit, je rêve de leur chute. Que je m'endors avec leurs visages et me réveille avec leur décadence.
- Je suis là dans cinq minutes, Kat, murmuré-je.
Je raccroche, regarde encore l'écran devant moi. L'homme a disparu du champ de la caméra. Juste une villa endormie au bord.
Je remonte sans bruit. Chaque marche du vieil escalier grince un peu, même après les travaux. Je m'arrête une seconde avant d'ouvrir la porte. J'écoute. Respiration calme. Elle ne dort pas. J'entre. Elle est allongée sur le ventre, son visage à moitié enfoui dans l'oreiller, un bras replié au-dessus de sa tête. Les draps sont remontés jusqu'au bas de ses reins. Elle ne dit rien.
Je retire mon sweat à capuche, me glisse dans le lit. Elle ne bouge pas, mais je sens son dos frissonner sous mes doigts. Son serpent tatoué semble me fixer dans le noir.
- Je suis là, je murmure.
Elle se retourne lentement. Nos visages à quelques centimètres.
- Tu mens bien, Wes.
Je souris, sans amusement.
- Je sais.
Elle pose une main contre mon torse. Son doigt trace un cercle invisible, comme si elle cherchait quelque chose sous la peau.
- Tu caches quoi, exactement ?
Je ne réponds pas. Je la regarde. Et je pense : Tout. Absolument tout.
Je la serre contre moi. Elle ferme les yeux. Moi, je ne peux pas. Son souffle chaud dans le creux de mon cou. Ses doigts glissent le long de ma colonne, paresseux. Et sans prévenir, ma mémoire se déverrouille. Comme souvent, sans mon autorisation.
FLASHBACK
J'avais sept ans. Je portais un sweat trop grand avec le logo d'une équipe de basket américaine que je ne regardais pas. Ma mère m'avait dit de venir. Qu'on allait « voir quelqu'un ». C'était une route de campagne, près de Topola. Le genre d'endroit où les arbres n'ont pas de mémoire et où les cris se perdent entre les collines.
La voiture s'est arrêtée. Deux hommes nous attendaient. L'un d'eux portait une veste en cuir marron, les cheveux rasés sur les côtés. L'autre avait le nez cassé et les mains dans les poches. Nerveux. Ma mère a ouvert la portière. Elle ne m'a pas dit de rester dans la voiture. Alors je suis sorti. Je me souviens, elle portait un manteau blanc. Impeccable. Elle sentait la lavande et l'orage.
- Il a parlé, a dit le type au nez cassé.
Elle n'a rien dit. Juste un regard. Un hochement de tête. Je suis resté figé. Pas un cri. Pas un mot. Juste mes doigts qui tremblaient dans mes poches. Ma mère s'est retournée. Elle m'a regardé droit dans les yeux.
Le type au nez cassé n'a pas bougé. C'est l'autre, celui à la veste marron, qui a sorti l'arme. Un vieux Tokarev, usé, qui semblait avoir connu d'autres guerres. Il a levé le bras. Tranquillement. Comme on range une chaise. Et puis, un bruit. Sec. Sans écho. Comme si même la forêt avait retenu son souffle. L'homme s'est écroulé en arrière. Une tache rouge a fleuri sous sa tempe. Il a agité les doigts un instant, comme pour attraper quelque chose dans l'air. Puis plus rien.
Je n'ai pas crié. Je n'ai pas pleuré. J'ai regardé les yeux ouverts d'un mort pour la première fois. Ils ne clignent pas, même quand le vent souffle.
- Regarde bien, Westerley. Ce qu'on voit, on ne peut plus l'ignorer, dit-elle.
Elle s'est accroupie devant moi. A mon niveau. Ses mains étaient froides sur mes joues.
- Les gens pensent que le pouvoir, c'est de dire non. C'est faux, elle a murmuré. Le vrai pouvoir, c'est de faire en sorte que les autres ne puissent plus dire oui.
J'ai hoché la tête. Pas parce que je comprenais. Mais parce que je savais que c'était important.
PRESENT DAY
- Tu m'écoutes ? demande Katarina, doucement.
Je hoche la tête. Mais je suis encore là-bas. Entre deux arbres. Dans le froid. Face au sang. Et à ce regard. Celui de ma mère. Froid. Immobile. Inoubliable.
Je cligne des yeux. La pièce est sombre. Seule la lumière d'un lampadaire filtre à travers les stores. Katarina est allongée à côté de moi. Sa main repose sur mon torse, ses doigts détendus, mais son regard me scrute.
- Tu pensais à quoi ? souffle-t-elle.
Je pourrais dire « rien ». Je pourrais mentir. Mais à quoi bon ?
- A un jour que j'ai jamais vraiment quitté, répondis-je.
Elle fronce les sourcils, mais n'insiste pas. Elle sait que je suis un coffre fermé à double tour. Et ce soir, elle n'a pas l'énergie d'en chercher la clé.
Elle se rapproche. Sa jambe effleure la mienne.
- J'ai fait un rêve bizarre, murmure-t-elle. Y avait une maison au bord de l'eau. Quelqu'un m'appelait, mais je comprenais pas la langue.
Je la regarde. Un frisson traverse ma colonne.
- Quelle langue ?
- Je sais pas... c'était comme du russe. Ou... J'en sais rien. C'était... beau et glaçant à la fois.
Je me fige une seconde. Puis, force un sourire.
- C'est sûrement TikTok qui t'a influencée. T'as dû tomber sur une vidéo de touristes à Kotor ou un truc du genre.