Et voilà que par une belle journée d'été – l'une de ses trop rares journées de congé – elle partait acheter une robe de mariée ! Elle ne put retenir un frisson.
A l'évidence, elle avait perdu la tête.
A cause de Adrien , bien sûr. Il avait profité d'un moment de faiblesse. Un moment où ils étaient tous deux blessés, bouleversés et simplement heureux d'être encore vivants. Quand un homme est assez malin pour faire sa demande en mariage dans un moment pareil, c'est très mauvais pour une femme.
Surtout pour une femme comme Eve Veyron.
– On dirait que tu te prépares à affronter un gang de kémikos à mains nues.
Elle se débattit avec sa chaussure avant de le détailler des pieds à la tête. Il était beaucoup trop séduisant. C'en était un crime. Les traits forts, une bouche de poète, des yeux bleus de tueur. Une crinière de cheveux noirs. Et le corps n'avait rien à envier au visage. Si vous ajoutiez à tout cela cet imperceptible brin d'Irlande dans la voix, vous aviez un sacré paquet- cadeau.
– Je préférerais ça...
Sentant le ton plaintif de sa propre voix, Eve fronça les sourcils. Elle ne se plaignait jamais. Mais, en vérité, elle aurait vraiment préféré se battre avec un junkie en plein délire plutôt que discuter tissu et ourlets.
Des ourlets !
Elle ravala un juron en le surveillant tandis qu'il traversait la pièce. Il avait le don de la rendre idiote. Comme maintenant, alors qu'il s'asseyait sur le bord du lit.
Il lui saisit le menton.
– Je suis fou amoureux de toi.
Et voilà ! Cet homme aux yeux bleus comme le péché, ce mâle splendide, beau comme un ange déchu, l'aimait.
– Adrien ... J'ai dit que je le ferais, donc je vais le faire.
Il haussa un sourcil ironique. Elle était magnifique et elle ne s'en rendait pas compte : ses cheveux courts et mal coupés se dressaient en touffes et en épis que ses mains brutalisaient sans cesse ; de fines rides de doute irradiaient de ses yeux d'ambre.
– Eve, ma chérie. (Il embrassa légèrement ses lèvres pincées, puis la douce fossette de son menton.) Je n'en ai jamais douté.
Il se leva pour choisir une veste dans sa penderie.
– Alors, quel est ton programme du jour ? Un rapport à terminer, une enquête quelconque ?
– Je suis en congé aujourd'hui.
– Oh ? (Distrait, il se retourna, une veste de soie anthracite à la main.) Je peux réorganiser mon après-midi, si tu veux.
Comme si un général pouvait réorganiser ses batailles, songea Eve. Dans le monde de Adrien , les affaires étaient une guerre complexe et profitable.
– Je suis prise, marmonna-t-elle, morose. Je vais faire des courses. Une robe de mariée, acheva-t-elle d'une voix à peine audible.
Il sourit. Venant d'elle, de tels plans équivalaient à une déclaration d'amour.
– Ah, je comprends maintenant pourquoi tu es aussi nerveuse. Je t'avais dit que je m'occuperais de tout.
– C'est moi qui choisirai ma robe. Et je la paierai de mes deniers. Je ne t'épouse pas pour ta fortune.
Souple et élégant comme la veste qu'il enfilait, il continuait de sourire.
– Et pourquoi m'épousez-vous, lieutenant ? (Il la vit se renfrogner. Qu'importe ! Il avait de la patience à revendre.) Tu as droit à plusieurs réponses.
– Parce que tu ne supportes pas qu'on te dise non.
– Pour celle-là, tu n'auras qu'un demi-point. Ensuite ?
– Parce que j'ai perdu la tête.
– Avec ça, tu ne gagneras pas le voyage pour deux à Tropique sur Star 50. Elle sourit malgré elle.
– Peut-être parce que je t'aime.
– Peut-être. (Satisfait, il la rejoignit et posa les mains sur ses épaules solides.) Ça ne va pas être si terrible... Tu n'as qu'à appeler quelques programmes d'achat, regarder une centaine de modèles et commander celui qui te plaît.
– C'était mon idée. (Elle roula les yeux.) Nora m'a fait changer d'avis.
– Nora ? (Il pâlit.) Eve, ne me dis pas que tu vas faire tes courses avec Nora !
Sa réaction la dérida un peu.
– Elle a un ami styliste.
– Doux Jésus !
– Elle dit qu'il est génial. Que d'ici peu, il sera au sommet. Il a un petit atelier dans Soho.
– N'y va pas, de grâce ! Tu es très bien comme ça. Ce fut au tour d'Eve de sourire.
– Tu as peur ?
– Je suis terrifié.
– Comme ça, on est à égalité. (Ravie, elle l'embrassa.) Faut que j'y aille.
Je dois la retrouver dans vingt minutes.
– Eve. (Adrien essayait de la retenir.) Tu ne vas pas faire une folie ?
Elle se libéra avec insouciance.
– Je vais me marier. Ce n'est pas suffisant, comme folie ?
Qu'il rumine ça toute la journée. L'idée du mariage était déjà assez intimidante, mais la cérémonie... la robe, les fleurs, la musique, les gens... C'était horrifiant !
Elle dévala Lex à toute allure, écrasant le frein pour ne pas aplatir un vendeur ambulant qui empiétait sur la chaussée avec son chariot fumant. La violation flagrante du code de la route n'était rien en comparaison de l'odeur de soja cramé et de moutarde rance qui lui révulsa l'estomac.
Un taxi Express enfreignit le code de pollution sonore en lançant un coup de klaxon intempestif et en hurlant des injures dans son haut-parleur extérieur. Un groupe de touristes surchargés de mini-Cams, d'holoplans et de binoks contemplaient l'incident avec des yeux ronds et stupides. Eve secoua la tête tandis qu'un pickpocket slalomait entre eux.
En rentrant à leur hôtel, ils se découvriraient plus pauvres de quelques dollars. Si elle avait eu le temps – et si elle avait déniché une place où se garer –, elle aurait poursuivi le voleur. Mais il était déjà loin, se perdant dans la foule sur ses patins à air.
New York et son charme pervers...
Elle en aimait la foule, le bruit, la frénésie permanente. Jamais seul, on y était souvent solitaire. C'était pour cette raison qu'elle avait choisi de s'y installer des années auparavant. La campagne la rendait nerveuse.
Elle était venue pour être flic, parce qu'elle croyait à l'ordre, parce qu'elle en avait besoin pour survivre. Son enfance misérable, avec ses horreurs et ses zones d'ombre, ne pouvait être changée. Alors, c'était elle qui avait changé. Elle avait pris sa vie en main. Elle était devenue cette personne qu'un travailleur social anonyme avait baptisée Eve Veyron.
A présent, elle changeait encore. Dans quelques semaines, elle ne serait plus simplement Eve Veyron, lieutenant au bureau des homicides. Elle serait la femme de Adrien .
Ni l'un ni l'autre n'avaient connu la vie de famille. Ils avaient tous deux été en butte à la cruauté, aux mauvais traitements, à l'abandon. Ils savaient
ce que c'était que de ne rien avoir, de n'être rien, de vivre avec la peur et la faim au ventre... et tous deux avaient su se reconstruire.