À cinq ans, ma vie a basculé dans un bain de sang. On m'a arraché mes parents, mon foyer, mes rêves. Ne me restait qu'un pendentif usé, une lame ancienne à la beauté sinistre, et une photo déchirée montrant le visage souriant d'une famille aujourd'hui éteinte.
D'orphelinats en foyers d'accueil, je n'étais jamais qu'un fardeau encombrant. Une étrangère. Une anomalie. Et tout le monde semblait prendre un malin plaisir à me le rappeler. Jusqu'à ce que je m'égare dans une forêt maudite, poussée par la faim et la fièvre, et que je tombe sur un endroit que personne n'aurait pu imaginer : le Refuge de la Lune Sacrée.
Un sanctuaire pour les loups menacés, caché loin de la civilisation. Là, alors que j'étais aux portes de la mort, les loups m'ont acceptée. Mieux, ils m'ont sauvée. Depuis, je suis devenue leur voix, leur protectrice. La seule humaine capable d'approcher les six espèces de loups les plus rares du monde. À leurs côtés, je me sens entière. Et parfois, je rêve de devenir comme eux, pour fuir ce monde infecté de haine et de sang.
Mais l'humanité, toujours avide de destruction, a retrouvé ma trace. Des chasseurs ont surgi. Armés. Féroces. Résolus à capturer ou massacrer mes loups. Mes seuls vrais alliés. Ma véritable famille. Je ne les laisserai pas faire.
Je m'appelle Harper Blake, et je suis prête à tout pour protéger ce qui est à moi.
Plus vite. Encore plus vite. TOUJOURS PLUS VITE !
Mes jambes brûlaient comme si elles prenaient feu. Chaque pas résonnait dans mes muscles comme une décharge électrique. Mon cœur battait si fort qu'il couvrait le bruit de la forêt. Mes poumons me suppliaient d'arrêter, mais je n'avais pas ce luxe.
Je ne pouvais pas ralentir. Pas maintenant. Pas alors que la mort me poursuivait.
S'ils me rattrapaient, c'était fini. Le dernier souffle de ma lignée s'éteindrait avec moi. Deux hommes. Deux monstres. Deux assassins qui avaient abattu ma famille sans pitié.
Je ne comprenais pas pourquoi. À cinq ans, je n'avais que des questions et aucun refuge pour y répondre. Tout ce que je savais, c'est que le petit gémissement qui m'avait échappé en voyant ma mère mourir avait suffi à me trahir.
Alors j'ai fui. J'ai sauté par la fenêtre, emportant la photo, la lame sacrée et le pendentif de ma mère. Courir était mon seul salut. Courir était tout ce que je pouvais faire.
Un coup de feu déchira l'air, suivi de mon cri. Mon corps réagit avant moi. Je courus plus vite encore, portée par l'adrénaline pure.
Je ne peux pas mourir. Maman m'avait confié une mission. Protéger notre héritage. Mais de quoi parlait-elle ? Pourquoi ces hommes ? Pourquoi maintenant ? Où es-tu, maman ? J'ai besoin de toi.
Un deuxième coup. Cette fois, la douleur explosa dans mon flanc. Quelque chose me traversa. L'air me manquait. Un liquide chaud imbiba ma robe. Mon souffle devint erratique. Mon corps voulait céder.
Non. Pas maintenant. PAS COMME ÇA.
Je me forçai à continuer, même si mes jambes tremblaient. Je ne vis la falaise qu'au dernier moment. Je tentai de m'arrêter, mais un nouveau coup me projeta en avant. Mon corps bascula. Le sol se déroba sous moi. La chute fut brutale.
Je m'écrasai contre la terre, brisée, battue, saignante. Une douleur inouïe m'envahit. Ce n'était pas une simple blessure d'enfant. C'était une douleur qui vous aspire l'âme. Le sang s'échappait de moi, m'abandonnant dans un froid insoutenable.
Pourquoi est-ce que je me vide ? Je grelottais. Ma vision se brouillait. Mon corps était devenu trop lourd. Maman, tout fait mal. Aide-moi.
Des pas résonnèrent en haut de la falaise. Je fermai les yeux et me figeai. S'ils me voient, c'est fini. Peut-être que si je reste immobile, ils penseront que je suis morte...
Mais dans le silence angoissant qui suivit, je sentis un souffle chaud, tout près. Pas humain. Sauvage. Instinctif. Et alors, dans l'ombre, un grondement guttural déchira la nuit.
Je serais invisible, comme Papa me l'a appris. Je ne ferai aucun bruit. Je resterai immobile et j'attendrai qu'ils disparaissent.
Le vent nocturne soufflait avec une violence étrange, soulevant les feuilles mortes autour de moi comme si la forêt elle-même pleurait pour moi. Le froid mordait ma peau, mais je ne pouvais pas bouger. Mon corps me trahissait, tout comme les hommes qui avaient trahi ma famille.
- Elle est tombée de la falaise, annonça une voix grave et essoufflée.
Des pas lourds écrasèrent les branches, puis un autre soupir, plus nerveux, déchira le silence.
- T'étais pas censé lui tirer dessus, abruti !, tonna une voix autoritaire, chargée de colère.
- Elle allait s'échapper !, protesta l'autre, presque apeuré.
- Elle est morte maintenant ! T'as ruiné tout le putain de plan !
- Partons d'ici. Ces coins sont dangereux la nuit avec ces foutus loups, lança un troisième, l'air agacé.
- On ne devrait pas plutôt s'assurer qu'elle est bien morte ?, murmura un dernier, hésitant.
- Elle crèvera. Personne ne vit ici à des kilomètres à la ronde. Les loups déchiquetteront son cadavre, et s'ils la trouvent, on pensera qu'elle a été attaquée par un animal sauvage. On dira au Boss qu'elle s'est suicidée. Personne ne saura jamais, conclut la voix autoritaire.
- Très bien...
- Elle était dangereuse. Tu te souviens de ce qu'on a dû faire au garçon ? Si elle s'en sort, on est foutus. On efface nos traces. Pas d'erreurs cette fois.
Leurs pas s'éloignèrent lentement, jusqu'à disparaître dans l'écho morbide de la nuit. Mais moi, je n'ai pas bougé. Je n'en étais même plus capable. Même respirer était un effort insurmontable. Je restais là, figée par la peur, le corps meurtri, incapable d'ouvrir les yeux de peur de croiser de nouveau leurs visages.
Maman... Papa... Frère... Où êtes-vous ? Pourquoi m'avez-vous laissée ? Je souffre tellement...
Je rassemblais un reste de courage pour entrouvrir les paupières. Ils étaient partis. Le silence revenait peu à peu, oppressant. Je tentai de me tourner sur le ventre, mais la douleur fusa, déchirante. Une grimace étouffée m'échappa.
Je dois survivre. Pour eux. Pour moi.
Je grinçai des dents, étouffai mes gémissements, et réussis à rouler sur le ventre. C'est là que je le vis : une flaque sombre sous moi, épaisse, brillante sous les rayons de la lune. L'odeur métallique me saisit les narines.
Du sang... mon sang...
Un frisson de panique m'envahit. Mon cœur tambourinait comme s'il voulait fuir seul cette horreur. Je savais que si je ne faisais rien, je finirais comme ils l'avaient prévu. Mutilée. Dévorée.
Je mobilisai mes bras et commençai à me traîner. Lentement. Encore. Plus vite. TIRE. TRAÎNE. Encore. Mon corps devenait plus lourd à chaque mètre. Les brindilles, l'humidité, les pierres : je ne les sentais plus. Mon bassin, mes jambes, tout me semblait éteint.
Ma vision se brouillait, entre mes larmes et l'épuisement. Mais mon instinct de survie hurlait plus fort que la douleur.
Avance. Rampe. Trouve quelqu'un. Tiens bon. Ils ne gagneront pas.
Combien de temps avais-je rampé ainsi ? Je ne sais pas. Le noir m'enveloppait, l'air refusait d'entrer dans mes poumons, et mon corps refusait de me porter plus loin.
J'ai toussé violemment, un goût métallique envahissant ma bouche. Du sang jaillit de mes lèvres, s'écrasant sur la terre. Je le fixai, glacée d'horreur.
Je meurs.
Je clignai des yeux plusieurs fois, espérant me réveiller dans un cauchemar. Mais non. L'obscurité, les arbres, le sang, la douleur : tout était réel. Je n'étais pas en train de rêver. C'était la fin.
Je meurs. Et je ne pourrai pas les sauver...
Dans un dernier acte de bravoure, j'essayai de me retourner sur le dos. Une erreur. Le sang monta dans ma gorge et je dus tourner la tête pour le recracher, suffoquant. Des larmes coulèrent sur mes joues, se mêlant à la boue.
Pourquoi ? Pourquoi eux ? Pourquoi nous ?
Ma mère aimait les animaux plus que tout. Elle les sauvait, les protégeait. Mon père était un meneur, un homme bon, respecté. Mon frère voulait suivre leurs traces, il rêvait de défendre la vie sauvage. Est-ce que faire le bien pouvait coûter la vie ?
Je levai les yeux vers le ciel. Une lune gigantesque, blanche, pleine, dominait l'univers. Majestueuse. Immobile. Même dans ma vision floue, elle restait là, témoin de mon agonie.
Un hurlement retentit alors, long, guttural, sauvage. Un cri de bête. Peut-être un chien. Peut-être un loup.
Je ne savais pas si j'étais sauvée... ou si la fin arrivait vraiment.