Elisara se tenait près de la balustrade, les bras croisés contre sa poitrine. Ses cheveux d'argent, attachés à la hâte, fouettaient son visage sous les bourrasques. Son père, l'Alpha Kaelen, lui faisait face, son regard d'acier adouci par une tendresse inquiète.
- Tu dois comprendre, souffla Kaelen. Tout ce que je fais... c'est pour toi, pour eux.
Elisara serra les dents. La ville bourdonnait sous eux, indifférente à leur monde secret, aux traditions millénaires qui pesaient sur ses épaules.
- Je n'ai jamais voulu être Alpha, père. (Sa voix trembla légèrement.) Je voulais juste... être libre.
Kaelen sourit tristement. Il posa une main chaude et ferme sur son épaule.
- La liberté a un prix, ma fille. Parfois, elle exige des sacrifices que nous ne sommes pas prêts à faire. Mais c'est notre fardeau. Et bientôt... ce sera le tien.
Un frisson remonta l'échine d'Elisara. Un mauvais pressentiment, lourd, épais, s'insinuait en elle.
- Pourquoi ce soir ? demanda-t-elle. Pourquoi m'as-tu fait venir ici ?
Kaelen baissa les yeux un instant, comme s'il portait un poids trop lourd à soutenir. Puis il murmura :
- Parce que je sens que la tempête approche. Et que je dois te dire ce que je n'ai jamais eu le courage d'avouer.
Il allait continuer lorsque des pas précipités résonnèrent derrière eux, sur le gravier du toit.
Elisara eut à peine le temps de se retourner que Draven apparut, une expression faussement détendue sur son visage dur. Ses yeux noirs, luisants comme du charbon, fixaient Kaelen avec une intensité dérangeante.
- Alpha Kaelen, dit-il en s'inclinant légèrement. Désolé d'interrompre votre... réunion de famille.
Quelque chose dans son ton fit hérisser la peau d'Elisara. Elle vit son père se raidir imperceptiblement.
- Que veux-tu, Draven ? demanda-t-il d'une voix neutre.
Le loup s'approcha lentement, ses bottes frappant le sol de pierre. Trop calme. Trop sûr de lui.
- Je viens conclure ce qui doit l'être, répondit-il.
Kaelen se plaça instinctivement devant sa fille.
- Elisara, murmura-t-il, va-t'en. Maintenant.
Son ton était sans appel.
Le cœur d'Elisara manqua un battement.
Elle obéit à contre-cœur, reculant lentement vers une porte de service entrouverte, une issue discrète menant aux escaliers. Mais au lieu de fuir complètement, elle se glissa derrière l'embrasure et resta tapie dans l'ombre, son regard rivé sur son père.
Elle devait comprendre ce qui se passait.
Elle devait savoir.
Draven s'avança encore, le visage fermé.
- La meute a besoin de changement, Kaelen. De force. De puissance. Pas de vieux idéaux de paix et de compromis.
- Ce n'est pas de force qu'une meute survit, répondit Kaelen d'une voix grave. C'est d'honneur, de loyauté. Deux choses que tu sembles avoir oubliées.
Draven esquissa un sourire sinistre.
- L'honneur est un luxe des faibles.
Sans avertissement, il bondit.
Le combat fut bref. Brutal.
Kaelen, malgré son âge, se défendit avec l'énergie désespérée d'un père, d'un roi. Mais Draven était rapide, méthodique. Sa lame, dissimulée dans sa manche, brilla sous les lumières de la ville avant de s'enfoncer profondément dans le flanc de Kaelen.
Un râle étranglé échappa aux lèvres de l'Alpha.
Elisara porta une main tremblante à sa bouche pour étouffer un cri. Les larmes emplirent ses yeux.
Kaelen tituba, son sang s'épanouissant sur sa chemise blanche comme une fleur maudite.
- Pourquoi ? parvint-il à souffler.
Draven s'accroupit à côté de lui, saisissant une poignée de ses cheveux pour l'obliger à le regarder dans les yeux.
- Parce que c'est moi qui aurais dû être Alpha. Pas toi. Pas ta fille. Moi.
Il laissa tomber la tête de Kaelen sur le sol comme un déchet, puis se releva. Lentement, il sortit un mouchoir et essuya calmement la lame ensanglantée.
Elisara, pétrifiée, ne pouvait détourner les yeux.
Elle vit Draven marcher lentement jusqu'à la rambarde, dominant la ville étincelante.
- À partir de maintenant, murmura-t-il pour lui-même, je règnerai sur cette meute. Je ferai d'elle un empire, pas une bande de rêveurs faibles.
Il rit doucement, un son froid, vide.
Puis, comme s'il dictait un décret à la nuit elle-même, il ajouta :
- La prochaine étape... est d'épouser Elisara. (Il caressa distraitement la poignée de son couteau.)
Ainsi, personne ne pourra contester ma légitimité.
Un éclat de triomphe brilla dans ses yeux.
- La fille de l'ancien Alpha, unie au nouvel Alpha. Les lois anciennes l'exigeront. Les traditions l'imposeront. Et même les plus réticents devront se soumettre.
Il s'éloigna du corps sans un regard en arrière, sifflotant presque.
Quand la porte métallique claqua derrière lui, Elisara n'entendit plus rien que le battement affolé de son propre cœur.
Elle attendit. Une minute. Deux. Le silence était total.
Puis, ses jambes refusant presque de la porter, elle s'avança lentement vers son père.
Kaelen gisait là, le regard vide tourné vers les étoiles invisibles. Son visage, malgré la mort, conservait une expression de paix étrange.
Un sanglot déchira la gorge d'Elisara.
Elle s'agenouilla à ses côtés, saisissant sa main froide entre les siennes.
- Père... (Sa voix se brisa.) Je suis désolée. Tellement désolée...
Ses larmes tombaient sans fin, se mêlant au sang déjà sec sur le sol.
Elle resta ainsi longtemps, jusqu'à ce que la froideur de la nuit la transperce jusqu'aux os.
Et sous la voûte noire de la ville, Elisara fit un vœu silencieux, un serment né du deuil et de la peur :
Elle ne serait jamais l'épouse du meurtrier de son père.
Jamais.