L'Homme Qui a Capturé Ma Sœur
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L'Homme Qui a Capturé Ma Sœur

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Chapitre 1 Chapitre 1

– J'ai faim, Œufs de Lump. On mange quand ?

– Je ne sais pas si une collation est prévue à minuit, Salami... On n'enest pas déjà à cinq repas aujourd'hui ?

– Et ?

Et rien.

Ma meilleure amie a toujours faim.

Dans ce bar de Pigalle où on a l'habitude d'aller traîner après le service, pour décompresser, elle touille son Coca zéro presque vide, récupère la tranche de citron au fond et mord dans la pulpe rabougrie comme si c'était un sandwich.

Avant de grimacer.

– Qui a inventé l'acidité ? Ça fait pleurer les yeux et suer de la moustache. Non, franchement les gars, le sucre et le gras, c'était largement suffisant.

Je ris et vais presser ma joue contre la sienne. J'aime cette fille plus qu'aucun autre humain sur terre et mon activité préférée consiste à défaire le monde avec elle. Puisque le refaire, c'est peine perdue.

– N'empêche que j'ai toujours faim, gémit-elle.

– Tiens, c'est tout ce que j'ai.

Je lui dégote un chewing-gum au réglisse au fond de mon sac à main. Nouvelle grimace de Salomé.

– Je t'aime, Olympe, mais sache que je déteste du plus profond de moncœur que tu fasses partie de ces filles avec un appétit de moineau, qui cuisine super bien mais qui picore du bout des doigts dans son assiette, alors que je fais une crise d'hypoglycémie si je ne me remplis pas à ras bord toutes les trois heures.

– Désolée pour cette injustice... Tiens, tu veux mâchouiller mon citron ?

– Trop généreuse.

– Si ça peut te consoler, sache que je tuerais pour tes cheveux soyeuxcouleur mimolette, tes taches de rousseur couleur cannelle et ta peau couleur riz au lait.

– Arrête, tu me donnes faim... Et je ne sais pas si tu te souviens, mais tues métisse, tu ne peux pas tout avoir.

Elle me désigne vaguement du bout de sa paille avec sa petite moue chagrine.

– Cheveux afro, teint caramel, un mètre soixante-dix au garrot, jambesd'athlète de haut niveau, tu m'envies quoi exactement ?

– Tu rigoles ? J'ai pas de seins, pas de fesses, c'est toi qui as tout eu !

– Merci, mais j'en demandais pas tant.

Elle se colle une fessée elle-même sur ce qui dépasse de son tabouret de bar puis s'affale devant elle sur le comptoir. Ça fait des années que je la vois faire le yo-yo, de plus dix à moins dix kilos. Parfois quinze quand elle est amoureuse. Pas comme en ce moment.

– Bon, on n'est plus à une petite raclette près, si ?

– Une raclette en avril ?

– Tu sais ce que c'est ton problème, Olympe ?

– Oui, oui, étroitesse d'esprit tendance psychorigide, tu me l'as déjà dit.Rappelle-moi pourquoi tu es ma meilleure amie, toi, déjà ?

– Pour que tu puisses avoir l'air super belle à côté d'une dinde rouquineboulimique de fromages et de pompes !

Salomé n'a aucun filtre et j'adore ça chez elle, contrairement à ce don qu'elle a pour se dénigrer. Qu'elle arrive ou non à fermer son jean, que son soutif lui crée ou pas des petits bourrelets dans le dos, devant et sur les côtés, elle reste la plus jolie des dindes du quartier. Et sans doute la plus savoureuse, si je pouvais la cuisiner en escalope à la crème ou en blanquette. Mais j'ai beau le lui rabâcher, ça a du mal à rentrer.

Alors que je l'observe en silence, elle continue de se marrer en déverrouillant son portable. Je louche sur son fond d'écran – la dinde de Friends en gros plan, évidemment – et je la vois qui vérifie l'heure, ouvre Uber Eats, part à la recherche d'un resto savoyard qui livre aussi tard, ferme l'application, clique sur celle de sa banque et consulte l'état de son compte.

Nouveau soupir.

– Quoi, t'as plus faim ?

– C'est quand déjà, la paye ?

– J'ai un bac littéraire mais sachant qu'on est le cinq avril, j'aurais tendance à dire que c'était il y a cinq jours. Genre le trente et un mars.

Je me mets à compter sur les phalanges de mon poing serré pour vérifier que ce n'est pas un mois à trente jours.

– Psychorigide... chuchote-t-elle au serveur derrière le bar, tout en memontrant du pouce.

– Cherche ta raclette, toi, je vais me dégoter des sandales pour le printemps sur Vinted. Tu dis quoi entre spartiates à lacets et Méduse transparentes ?

Salomé me regarde en plissant comme un sharpeï toute la moitié inférieure de son visage.

– Tu es si jolie quand tu fais ça... ironisé-je.

– Les lacets autour de mes mollets roses me donnent l'air d'un rôti pascuit et les Méduse... ben d'une grosse méduse flasque et transparente. Je passe.

On fait exactement la même pointure mais on n'a pas tout à fait les mêmes goûts. On est juste aussi compulsives l'une que l'autre. Ce genre de « qualité » rapproche. Enfin, disons que mon petit 39 rentre très bien dans son 38 dodu et qu'on a décidé de prendre du 38 et demi à chaque commande juste parce que c'est ça, la vraie amitié.

Je la couve du regard.

– Pourquoi est-ce que je ne peux pas juste tomber amoureuse de toi, monsalami joli ? On vit ensemble sans jamais s'engueuler, tu aimes ma cuisine, tu fais ma vaisselle, tu as une hygiène irréprochable, on partage l'amour de la bouffe et des shoes, et même ton prénom est un modèle de chaussure ! Écoute, épouse-moi et n'en parlons plus !

– Mouais. Si seulement tu n'étais pas désespérément hétéro, cent pour cent fleur bleue et dans l'éternelle attente du prince charmant, juste pour reproduire le mariage parfait et ennuyeux à mourir de tes parents encore plus parfaits et chiants à mourir...

Vexant. Mais vrai. Mais vexant.

Hélène et Nestor Constant, 53 ans chacun dont trente-deux mariés l'un à l'autre, ensemble depuis leurs 16 ans et amoureux comme au premier jour, quatre enfants dont trois réussis – cherchez l'erreur... et ne cherchez pas bien loin. Par amour, mon père a accepté de quitter sa Martinique pour elle ; par amour, ma mère a imposé un homme noir à sa famille blanche à une époque où c'était tout juste toléré. Puis elle a consenti à devenir femme au foyer malgré ses diplômes pour qu'il puisse mener sa carrière dans la finance. Il s'est assuré qu'on ne manquait de rien – du moins matériellement. Elle a élevé ses trois fils brillants et sa fille à peine rebelle en se dévouant à chacun, il nous a collé la pression pour qu'on réussisse au moins aussi bien que lui tout en n'étant presque jamais là pour nous, elle a supporté les absences d'un homme marié à son travail sans jamais broncher et ils pensaient sûrement bien faire en nous rappelant chaque jour tous les sacrifices qu'un mariage et une famille exigent.

Merci mais pas pour moi.

Je ne sais pas s'ils sont heureux mais mes parents fusionnels sont toujours d'accord sur tout. Et particulièrement d'accord pour trouver que je ne suis pas à la hauteur du modèle qu'ils m'ont offert.

La main posée sur le bar devant moi, je caresse mon annulaire nu en repensant à celui que j'ai cru être le bon. Celui que j'ai failli faire passer avant mon propre bonheur...

– C'est bon, Œufs de Lump, t'as fini de broyer du noir en refaisant défiler toute ta super vie dans ta mémoire ?

            
            

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