Chapitre 3 Une vie à quitter

Le mail était arrivé au petit matin, comme un souffle du destin dans la brume écossaise. Moïra avait passé la nuit à fixer le plafond de sa chambre, la gorge nouée par l'angoisse et l'excitation mêlées. Lorsqu'elle lut l'objet du message – "Réponse à votre demande de reportage – Chef Nayeli" – elle eut un haut-le-cœur.

« Mademoiselle Moïra MacLeod,

J'ai lu avec attention votre demande. Votre intérêt pour les traditions autochtones est louable, mais sachez que notre peuple a appris à se méfier des regards extérieurs.

Vous êtes autorisée à venir à notre rassemblement sous certaines conditions.

Vous respecterez toutes les règles que nous vous imposerons. Si vous les enfreignez, votre présence ne sera plus tolérée.

L'article que vous rédigerez devra nous être présenté dans son intégralité. S'il ne convient pas, vous ne serez pas autorisée à le publier.

Nous ne voulons pas de touristes, encore moins de charognards.

Ce que vous verrez ici est sacré.

Si vous l'acceptez, vous serez la bienvenue.

Chef Nayeli

Tribu des Tākoda

Vallée de Two Moons »

Moïra relut le message trois fois, les doigts tremblants. Ce n'était pas une invitation. C'était un test.

Elle ferma son ordinateur. Puis, sans réfléchir davantage, elle fit ses valises. Elle n'avait plus rien à perdre ici.

Les jours suivants furent une valse entre décisions douloureuses et libérations silencieuses. Elle rendit sa carte de presse locale, vida les tiroirs et les cartons de souvenirs qu'elle n'avait jamais ouverts depuis l'adolescence, puis finalisait la vente de son appartement à Édimbourg. Elle n'avait jamais envisagé de s'en séparer, mais désormais elle savait qu'elle ne reviendrait pas. Un nouveau chapitre l'attendait ailleurs.

Elle s'occupa également de vendre la maison de sa grand-mère, nichée au bord d'un loch, à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Ce fut plus difficile. En retournant une dernière fois dans la vieille maison de sa grand-mère, elle comprit que ce départ serait un adieu.

Elle hésita à garder la maison. Mais une voix intérieure, plus forte que la nostalgie, lui souffla qu'un nouveau chapitre ne pouvait s'écrire dans les ruines de l'ancien.

Elle regarda les murs tapissés de plantes séchées, les bocaux d'herbes aux noms oubliés, les fioles de baume, les grimoires aux tranches cornées. C'était un sanctuaire. Le sien. Celui de sa lignée. Chaque pièce portait encore l'empreinte d'un rituel ancien, chaque placard recelait une once de magie.

Elle décida de garder un coffre rempli de carnets, quelques herbes précieuses, et surtout la pierre rouge volcanique en forme de goutte, que sa grand-mère avait un jour trouvée sur l'île de Skye en lui disant simplement : « Elle te protégera, même quand tu n'y croiras plus. »

La transaction fut plus rapide qu'elle ne l'espérait. Elle ne rencontra jamais les acheteurs. Tout passa par le notaire. Celui-ci lui transmit les documents de vente et une photo du compromis, sur laquelle apparaissait le nom du couple : un homme et une femme d'un certain âge, d'allure discrète.

Un détail dans le nom de famille lui parut familier. Elle fronça les sourcils, se promit d'y réfléchir plus tard.

Le jour de son départ, elle laissa sa clé sur la table ronde de la cuisine. Un vent fort soufflait dehors, secouant les branches, comme un dernier chant d'adieu. Moïra sentit quelque chose se rompre en elle.

Sa valise pesait presque vingt-cinq kilos. Elle contenait tout ce qu'elle voulait sauver de sa vie écossaise : vêtements simples, carnet de notes, une poignée de fioles aux contenus douteux, une trousse de secours plus ésotérique que médicale, et cette foutue pierre rouge qu'elle avait glissée dans un sachet de lin.

Elle prit un taxi à l'aube. Elle ne se retourna pas en montant. Pas cette fois.

Alors que les faubourgs d'Édimbourg défilaient derrière la vitre, Moïra eut la sensation que les paysages se dissipaient, comme les brumes d'un songe au lever du jour. Une part d'elle se détachait lentement, glissant hors du connu. Et dans le silence tissé entre ses souvenirs d'enfance blessée, dans les sillons invisibles de ses cicatrices, une vibration naquit - sourde, profonde, presque chantée. Comme une mélodie ancienne qui aurait toujours vécu en elle, mais que le vent du départ venait tout juste d'éveiller.

À l'aéroport, elle resta longtemps à regarder les panneaux lumineux clignoter. Le nom de la destination – New-York - semblait étrangement irréel.

Elle vérifia son passeport trois fois. Puis elle passa la sécurité. Et ce fut là que le moment de flottement devint comique :

« Madame, on va devoir ouvrir votre sac.

L'agent de douane brandissait la trousse de plantes. Il fronça les sourcils devant une fiole contenant un liquide doré et dense.

- C'est de l'huile de millepertuis. Pour les nerfs.

- Et ça ?

- Poudre d'écorce de saule. Anti-inflammatoire. Naturel.

- Et cette... roche rouge en forme de goutte ?

Moïra se contenta d'un sourire énigmatique.

- Souvenir de famille. Elle chasse les mauvais esprits.

L'agent la fixa un instant, indécis, puis haussa les épaules :

- L'Amérique va adorer ça. Bon voyage. »

Ce moment fut trop bref à son goût. Elle replongeait dans sa solitude et attendait le moment où l'embarquement de son vol serait annoncé.

Quand elle monta dans l'avion, Moïra sentit une boule se former dans sa gorge. Elle s'assit près du hublot, ferma les yeux. Puis elle entendit les turbines rugir, l'appareil trembler, et la terre écossaise s'éloigner à toute vitesse sous ses pieds. Elle sentit une larme couler sur sa joue. Pas de tristesse. D'abandon. De vide. Comme si quelque chose en elle était déjà en route depuis longtemps.

Le vol Édimbourg–New York battait son plein depuis quatre heures. Moïra, épuisée mais incapable de dormir, fixait distraitement les nuages par le hublot, sa pierre volcanique dans la poche de son gilet comme un talisman familier.

C'est alors qu'un cri étouffé résonna dans la cabine:

« Aïe... mon Dieu... »

Moïra se retourna brusquement. Deux rangs derrière elle, une femme enceinte était recroquevillée sur son siège, les bras crispés autour de son ventre bombé. Son compagnon paniqué appelait l'hôtesse d'un ton affolé.

« Elle a des contractions ! Elle n'est qu'à sept mois, ce n'est pas possible ! Criait l'homme à côté d'elle.

Moïra sentit son instinct prendre le dessus. Elle se leva d'un bond et rejoignit le couple. L'hôtesse s'approchait déjà, inquiète:

- Nous avons un kit médical à bord mais personne n'est médecin dans l'équipage... Y a-t-il un médecin ou quelqu'un dans le domaine médical ? Hurlait l'hôtesse.

Personne ne se manifesta.

- Je peux aider, dit Moïra d'un ton ferme. Elle baissa la voix, je suis guérisseuse.

L'hôtesse la dévisagea, hésitante. L'homme la supplia du regard.

- Si vous savez quoi faire, je vous en prie... elle souffre beaucoup...

Moïra s'agenouilla près de la femme, qui haletait, des larmes au coin des yeux.

- Comment vous appelez-vous ?

- Lindsey... souffla la mère.

- Lindsey, je vais vous aider à ralentir les contractions. Respirez avec moi, d'accord ? Inspirez... maintenant soufflez. Encore. »

Elle posa ses mains doucement sur le bas-ventre de la femme. Son regard se fixa dans celui de la future mère. Elle chercha le lien avec l'enfant. Et en une seconde, elle vit.

Le cordon, légèrement déplacé. Le bébé était stressé mais en vie. Il fallait le calmer. Ce n'était pas encore le début du travail.

Moïra murmura des mots gaéliques à peine audibles, un chant ancien de sa grand-mère pour détendre le corps et apaiser les douleurs.

Une chaleur douce émana de ses paumes, imperceptible aux autres, mais tangible pour Lindsey qui cessa peu à peu de trembler.

« Je... ça va mieux... » souffla-t-elle. « C'est en train de passer...

Moïra ouvrit les yeux, un léger vert brillant dans ses iris. Elle retira lentement ses mains.

- Vous n'allez pas accoucher maintenant. Ce sont des contractions de Braxton Hicks, mais votre corps est très tendu. À l'atterrissage, vous devrez voir un médecin tout de suite.

L'hôtesse et le compagnon hochèrent la tête avec reconnaissance.

- Merci... je... vous avez fait quelque chose, n'est-ce pas ? chuchota l'homme.

Moïra esquissa un sourire mystérieux.

- Juste un peu de bon sens... et beaucoup de calme. »

Quelques passagers applaudirent et lui firent des louanges pensant qu'elle avait des notions de médecine. Moïra avait le cœur serré. Elle venait d'utiliser son don. Et personne ne l'avait vue. Elle se sentait à nouveau vivante.

Elle retourna à sa place, légèrement tremblante. Le lien avec l'enfant, si bref, l'avait bouleversée. Elle avait vu une vie en devenir, un cœur pur, une âme ancienne prête à venir au monde. Alors qu'elle s'adossait contre le siège, une larme roulait le long de sa joue.

Elle n'était plus en Écosse, mais le destin l'appelait déjà ailleurs - et son pouvoir ne resterait pas dans l'ombre éternellement. Elle avait aimé cette sensation d'avoir été utile.

                         

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