Shelby SABA
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Shelby SABA
Je retiens presque mon souffle dès que j'entends ses pas se rapprocher de ma porte. C'est ainsi tous les matins quand il descend pour aller au travail et tous les soirs à son retour. Mes pires journées restent les week-ends, surtout lorsqu'il décide de les passer à la maison. Dès que je l'entends appeler son chauffeur, je pousse un soupir de soulagement et me détends enfin.
Je m'étire en rejetant ma couette moelleuse. Je descends du lit et me mets à genoux pour remettre ma situation entre les mains de Dieu, une énième fois. À la fin de ma prière, j'allume mon téléphone et le pose sur le lit avant de me rendre dans la salle de bain.
Quelques minutes plus tard, j'en ressors, une serviette nouée autour de la poitrine et une autre enveloppant ma longue chevelure mouillée.
- Seigneur ! dis-je presque en criant, les mains plaquées sur ma poitrine.
Comment est-il entré ?
- Tu pensais vraiment que j'ignorais que tu vivais encore ici ?
- Bonjour, papa.
- Habille-toi et rejoins-moi en bas.
- Jeffrey !
- Tu ferais mieux de rester en dehors de ça, il répond à ma mère avant même qu'elle n'entre dans la pièce.
- Jeffrey, c'est moi qui l'ai forcée à rester. Elle n'y est pour rien.
- Je t'ai posé une question ? lance-t-il avant de se tourner vers moi. Toi, je t'attends en bas.
- Jeffrey, si tu mets ma fille dehors, je pars aussi.
- Tu veux que j'appelle une agence de déménagement pour t'aider, toi et ta fille, ou nos employés peuvent s'en charger ?
- Tu penses que je plaisante ?
- Tu m'as vu rire ?
J'entends mes parents s'écharper en descendant les escaliers. Le claquement des talons de ma mère résonne dans toute la maison. Je pousse un long soupir et m'assois lourdement sur le lit.
Je prends quelques instants pour réfléchir à ceux que je pourrais contacter pour m'aider. Je saisis mon téléphone et compose le numéro de Carène.
- Bonjour, Shelby.
- Carène, je peux venir passer quelques jours chez toi ?
- Le vieux a enfin découvert que tu squattais toujours chez lui ?
- On dirait que tu avais raison. Il savait depuis le début que je n'étais pas partie, contrairement à ce que maman et moi pensions lui faire croire.
- La porte de ma maison t'est ouverte, petite sœur. Viens.
- Merci, Carène.
Je raccroche et commence à faire mes valises.
Irène SABA
- Jeffrey, c'est notre petite dernière, elle n'est pas aussi forte que ses aînés. Laisse-la rester avec nous, s'il te plaît.
- Elle apprendra à être forte dans la rue.
- Par pitié, chéri, ne fais pas ça. Elle ne s'en sortira pas. Cette épreuve sera bien plus difficile pour elle que pour ses frères et sœurs.
- Qui a dit que la vie était facile ? Femme, aie confiance en ta fille. Elle s'en sortira comme les autres.
- Mon amour... dis-je d'une voix douce, les larmes aux yeux.
- Tes pleurs ne m'atteignent pas, tu le sais, n'est-ce pas ? rétorque-t-il en abaissant ses lunettes d'un pouce pour me fixer droit dans les yeux.
- Jeffrey...
- Laisse-moi manger en paix, m'interrompt-il sèchement, reportant toute son attention sur son assiette.
Je le contemple, impuissante, tandis qu'il mange avec ce calme olympien qui me fait parfois perdre tout contrôle.
Après plus de trente-cinq ans de mariage, il m'est toujours impossible de le faire fléchir lorsqu'il s'agit de décisions radicales concernant nos enfants.
Chez les SABA, il existe des règles strictes. Des règles auxquelles personne n'échappe, surtout pas nos enfants, sa propre chair.
À vingt-deux ans, licence ou non, tu quittes la maison. Tu te débrouilles seul pour trouver un emploi qui te permette de subvenir à tes besoins, tout en suivant des cours du soir pour décrocher un master ou un autre diplôme supérieur, dont il finance les frais. Ce n'est pas un choix, mais une obligation. Il est interdit de mentionner à un potentiel employeur que ton père est Jeffrey SABA.
Malgré la notoriété de mon mari et l'exposition médiatique de notre famille, peu de gens connaissent nos véritables enfants. Hormis les proches de la famille, rares sont ceux capables de les identifier. Après la naissance de notre deuxième enfant, Jeffrey m'a enfin présentée publiquement comme son épouse. Pour les photos de famille, nos enfants sont toujours mêlés à leurs cousins et cousines, tous habillés de la même manière, traités de la même façon.
Quand les journalistes curieux lui demandent lesquels sont ses enfants biologiques, il répond que seule sa vie publique les concerne, et non sa vie privée. Nos propres enfants, eux, se contentent de répondre qu'ils sont de la famille SABA.
- Papa, j'ai besoin d'un bon d'essence pour mon véhicule, demande son neveu de trente-trois ans, incapable de subvenir à ses besoins.
- Va voir Kiki, réplique Jeffrey, l'air indifférent.
- Bonjour maman, me lance-t-il en quittant le salon.
Je l'ignore. Jeffrey m'observe.
- Tchip ! m'échappe-t-il en quittant la table, écœurée.
Je me demande encore si cet homme aime réellement nos enfants, ou s'il les a jamais aimés.
À ses neveux et nièces fainéants, il répète sans cesse : « Je ne serai pas toujours là pour remplir vos comptes en banque. Travaillez et devenez indépendants. »
Sur les huit qui vivent avec nous depuis leur enfance, un seul a trouvé un emploi et quitté la maison. Les sept autres continuent de profiter sans gêne, paresseux et oisifs, alors que mes trois enfants, eux, sont forcés de partir dès leurs vingt-deux ans.
**** Jeffrey SABA ****
- Papa ? dit-elle d'une petite voix en entrant dans la salle à manger où je termine mon petit déjeuner.
- Shelby SABA ?
- Oui, papa.
- Quel âge as-tu ?
- Vingt-quatre ans.
- Bien. À tes 15 ans, que t'ai-je dit le jour de ton anniversaire ?
- Que je devrais quitter ta maison à mes 22 ans.
- Et pour y parvenir ?
- Je devais me débrouiller pour obtenir ma licence et trouver un emploi capable de couvrir mes charges financières.
- Et tu avais l'obligation de ?
- De continuer mes études en cours du soir.
- Bien. Où en es-tu ?
- Papa, s'il te plaît... Shelby ne reste pas à la maison sans rien faire comme tu sembles le croire. Elle sort tous les jours pour déposer des dossiers et passer des entretiens. Je l'ai même accompagnée hier, intervient sa cousine pour la défendre.
- Tu veux la suivre ?
- Euh... non, papa, répond-elle, intimidée.
- Shelby SABA ?
- Oui, papa.
- Contrairement à tes aînés que j'ai mis à la porte dès la fin de leur soirée d'anniversaire, je t'ai laissé vivre ici dix-huit mois de plus avant de te demander de partir. Mais ta mère t'a hébergée dans mon dos, pensant me duper.
- Papa, je...
- Je te pardonne ce manque de respect, dis-je en l'interrompant. Maintenant, prends la porte devant moi. Vous pouvez l'aider avec ses sacs.
- Que personne ne touche aux affaires de ma fille ! tonne la voix de sa mère depuis le haut des escaliers.
- Kiki ! hurle-t-elle le nom de mon chauffeur à s'en casser les cordes vocales, malgré mon aversion pour les éclats de voix.
- Fais venir ton second et montez les valises de Shelby dans ma voiture, ordonne-t-elle.
Elle prend la main de sa fille et sort. Elle qui se tenait fièrement sur ses talons est maintenant en tennis. Ça n'augure rien de bon pour moi. Les prochaines semaines ou mois risquent d'être compliqués, mais je ne m'inquiète pas. Elle finira par comprendre que ma sévérité n'a d'autre but que leur bien.
- Papa ?
- Quoi encore ?
- J'ai dû faire de grosses dépenses pour ma voiture. J'ai des allergies que je traite depuis des jours et je multiplie les allers-retours à la pharmacie. Il y a aussi...
- Je te fais un virement tout à l'heure, la coupé-je sèchement.
Je quitte la table et monte dans ma voiture.
- Oui, suivez-la comme son ombre. Si elle entre dans un trou, vous la suivez.
- D'accord, monsieur.
- Si jamais il arrive quoi que ce soit à mon bébé, mieux vaut vous pendre.
- Nous suivons leur voiture de près.
- Bien. Au moindre souci, contactez-moi.
- C'est entendu.
Clic.
Irène SABA
- Apparemment, tu as déjà appelé Carène.
- Oui. J'espère que papa ne menacera pas son mari pour qu'il me mette à la porte, comme il l'a fait quand elle s'était réfugiée chez Saraï après qu'il l'a chassée de la maison.
- Laisse-moi m'occuper de ton père.
- Maman ?
- Oui ?
- Sommes-nous vraiment les enfants biologiques de papa ?
- Quelle question ! Bien sûr que oui.
- Maman, dis-moi la vérité. Ce genre de secret finit toujours par se découvrir, tu sais ? Si tu as été infidèle et que nous sommes les enfants d'un autre homme à qui tu nous as attribués, avoue-le-moi.
- Je me sens tellement insultée !
- Désolée, maman. Je cherche simplement une explication valable pour comprendre certaines choses.
- Je sais qu'il vous a toujours traitées différemment. Mais crois-moi, ton père vous aime.
- Par pitié, parle de tout sauf d'amour.
- Shelby, ton père t'aime.
- Aimer ? C'est ça que tu appelles aimer ? Toi et ton mari devriez vraiment revoir la définition de ce mot.
- Je comprends ce que tu ressens.
- Non, tu ne peux pas comprendre. Tu ne comprendras jamais, dit-elle en essuyant ses larmes de frustration et de colère.
Le visage de ma fille exprime tant d'émotions.
Shelby SABA
Je ne comprends pas comment on peut prétendre aimer quelqu'un tout en le traitant comme notre père nous traite.
Je me souviens du jour où il a chassé notre sœur aînée, Saraï. Elle avait 22 ans. J'étais trop jeune pour comprendre ce qui se passait, mais je me souviens d'elle pleurant pendant qu'un des gardes de mon père la traînait hors de la maison. Mon père menaçait ma mère de la suivre si elle osait intervenir.
Plus tard, il a fait la même chose à Carène. Aujourd'hui, c'est mon tour, et je comprends enfin ce qu'elles ont dû ressentir.
Aux yeux du monde, je suis née avec une cuillère en or dans la bouche. Pourtant, je vis comme une étrangère dans la maison de mon propre père.
Mes cousins, cousines, neveux et nièces reçoivent des voitures en cadeau d'anniversaire de sa part, tandis que je dois me contenter de celles de ma mère. Leurs comptes en banque sont alimentés chaque mois par mon père, alors que je reçois une simple enveloppe chaque 31 du mois. Mes sœurs et moi avons toujours reçu en argent de poche la moitié de ce que les autres percevaient. Cette injustice a fini par entacher nos relations avec nos neveux et nièces.
Pendant notre scolarité, si nous n'étions pas dans les trois premiers de la classe, il nous faisait travailler durant toutes les vacances et s'emparait de notre salaire, prétextant que nous devions lui rembourser les frais de notre scolarité.
Jeffrey SABA
Toutes les décisions que j'ai prises concernant mes enfants, que leur mère juge parfois insensées ou trop dures, ont toujours été motivées par leur bien-être. J'aime mes filles plus que tout. Dieu m'a comblé de filles dont je suis fier à bien des égards, mais elles n'ont jamais entendu ces mots sortir de ma bouche, et je n'ai jamais laissé paraître cette fierté.
Aujourd'hui, les gens ne voient que ma réussite et ma richesse, mais ils ignorent les sacrifices et les efforts acharnés qui m'ont permis d'imposer mon nom. La vie ne fait de cadeau à personne, et il faut savoir lutter pour se faire une place.
Je veux préparer mes enfants à affronter le manque avant de profiter de l'abondance. Elles doivent apprendre à se battre seules. Oui, je reconnais que je suis sévère avec elles. Avant qu'elles ne quittent la maison, je leur interdis de se présenter comme mes filles. Elles doivent trouver un emploi par leurs propres moyens, comprendre la dureté de la vie et toucher du doigt les réalités que j'ai vécues, afin de gérer plus tard l'héritage que je leur laisserai.
Je répète souvent à leurs neveux et nièces, même en présence de leurs parents, que je ne lèguerai mon héritage à personne d'autre qu'à mes filles. Chacun profite de mes avantages de mon vivant, mais le jour où je pousserai mon dernier souffle, ils devront tous quitter ma maison. Je le rappelle sans cesse. Le fait que je les traite mieux que mes propres enfants les aveugle parfois, mais je ne manque jamais une occasion de leur rappeler que personne ne disputera l'héritage de mes filles. Mais avant de le mériter, elles devront construire leur propre richesse.
Je garde toujours un œil sur elles lorsqu'elles quittent la maison. J'ai été plus sévère avec Saraï qu'avec les deux dernières. La raison principale, c'est que la cadette est restée pratiquement deux ans sous mon toit, avec la complicité de sa mère, me laissant croire qu'elle était partie. Je le savais pourtant. Il est temps qu'elle affronte la dureté de ce monde et apprenne à survivre dans cette jungle qu'est la vie. Shelby n'est pas paresseuse, mais elle manque de la force de ses sœurs aînées. C'est pour cela que je l'ai gardée à la maison plus longtemps. Je veux qu'elle devienne forte, une véritable amazone, comme ses sœurs. Que je suis fier d'elles !
Carène SABA
Je regarde ma petite sœur fulminer contre notre père et un sourire m'échappe. Comme je la comprends !
Si elle savait à quel point Saraï et moi avons traversé les mêmes épreuves avant elle !
- Calme-toi. Avec le temps, tu comprendras qu'il veut seulement ton bien.
- Arrêtez de me sortir cette phrase ! Cet homme ne m'aime pas et ne nous a jamais aimées. Ouvrez les yeux, bon sang !
- J'ai dit exactement la même chose que toi. Mais aujourd'hui, je le remercie en secret de m'avoir poussée hors de la maison.
- Il me demande de me débrouiller pour trouver un emploi, je m'y efforce, mais c'est lui qui me met des bâtons dans les roues ! Quel père aimant agirait ainsi ?
- Tu t'énerves pour rien. Calme-toi et raconte-moi où tu en es dans tes recherches de stages ou de boulot.
J'ai tenu le même discours qu'elle, il y a quelques années. J'ai jugé mon père, je l'ai même détesté à un moment donné. Mais aujourd'hui, je le remercie pour la femme forte que ses méthodes m'ont permis de devenir. En cherchant à le défier, à lui prouver que je pouvais réussir seule, j'ai accompli des choses dont je ne me serais jamais crue capable. Ma sœur finira par comprendre la technique du vieux : elle n'est pas idéale, mais elle nous pousse à nous révéler.
Irène SABA
- Prends soin d'elle pour moi, s'il te plaît.
- Ne t'inquiète pas, maman. Ta poussine est entre de bonnes mains.
- Si Jeffrey appelle ton mari pour lui demander de faire sortir Carène, prends ton téléphone et appelle-moi immédiatement.
- Maman, je n'aime pas cette colère et cette agressivité dans tes paroles. Ce n'est pas la première fois que papa traite tes enfants différemment des autres.
- Seulement, cette fois, nous allons régler ça autrement.
- Tu connais papa. Laisse tomber.
- Pas cette fois. Toute la famille SABA entendra parler de moi.
- Qu'est-ce que tu veux faire ?
- Vous le saurez bientôt.
- Maman, reviens ici !
- J'ai des affaires urgentes à régler.
Je quitte le salon sous son regard inquiet. Il est peut-être tard, mais Jeffrey va me sentir passer. Cette fois-ci, c'est moi qui gagnerai cette bataille.
En tant que mère, je connais les forces et les faiblesses de chacun de mes enfants. Saraï et Carène sont très différentes de leur petite sœur.
Ma cadette ne supporte pas la pression. Elle ne survivra pas à ce que son père s'apprête à lui imposer.
Si je suis restée silencieuse pour les deux aînées, c'est parce que je savais, au fond de moi, qu'elles relèveraient le défi, même si l'angoisse de les savoir hors de la maison, loin de moi, me dévorait.
Saraï a dû habiter chez ma sœur pendant des mois avant de prendre un appartement. Il m'interdisait de les aider financièrement. Mon mari est autoritaire : sa décision est toujours la dernière.
Quand il a exigé que Shelby quitte la maison à ses 22 ans, je me suis opposée. Je l'ai installée dans la chambre d'amis, juste en face de la nôtre, persuadée qu'il ne s'en apercevrait pas. Mais je me trompais.
S'il n'interdisait pas aux recruteurs d'embaucher nos enfants, elles n'auraient pas à quitter la maison, en pleurs, avec ce sentiment de n'avoir pour père que le plus insensible des hommes.
Il les force à enchaîner les petits boulots, attendant des mois avant de permettre à une entreprise de leur offrir un poste stable.
Je comprends qu'il veuille les endurcir, comme il me le répète sans cesse, mais il pourrait le faire autrement.
Aujourd'hui, ma fille est hors de la maison. Aucun SABA ne vivra plus sous mon toit. Ils sortiront tous, ou c'est moi qui partirai.
Il m'a toujours interdit de travailler, un conflit permanent entre nous. Je n'ai jamais manqué de rien ; mes comptes en banque sont bien garnis, mais j'ai toujours obéi. Incapable d'aider financièrement mes filles dans leurs moments de détresse, je respectais ses règles à la lettre.
Mais cette fois, je soutiendrai ma fille jusqu'à ce que son père lui accorde enfin ce qu'elle mérite : un emploi stable.
Carène SABA
- Ma chérie, aide-moi à lui trouver un travail.
- Tout ce que j'ai sous la main, c'est un poste de cuisinière. Mais elle ne pourra pas le faire.
- Pourquoi ? Tu sais bien qu'elle cuisine très bien.
- Mon patron est un maniaque de la propreté, et Shelby est plutôt désordonnée.
- C'est ton patron qui a besoin d'une cuisinière ou le restaurant ?
- Le restaurant.
- D'après ce que tu m'as dit, il n'est pas souvent présent.
- Oui, c'est vrai. C'est un homme très occupé, mais il peut débarquer à tout moment. Embaucher ta sœur, que je considère comme ma propre petite sœur d'ailleurs, pourrait me coûter mon poste.
- Elle s'améliorera. Tu la connais.
- Honnêtement, je préfère éviter les problèmes. J'ai vraiment travaillé dur pour obtenir cette promotion.
- Je comprends, mais elle a besoin d'un coup de pouce. Le vieux lui a encore fermé toutes les portes, comme à son habitude.
- Parfois, je me demande quel genre de père vous avez.
- Le meilleur du monde.
- Rien que ça !
- Elle doit prouver qu'elle peut se débrouiller seule. Elle doit faire ses preuves, et tu sais bien que le vieux observe toujours de loin.
- Je ne sais pas comment tu arrives à accepter son comportement si positivement.
- Parce que je suis passée par là et je comprends maintenant ses raisons.
- Hmmm...
- Tu lui donnes le poste, s'il te plaît ? Juste pour un essai.
- D'accord, je verrai ce que je peux faire.
- Merci, ma chérie.
- Mais tu lui expliques bien les règles dès le départ.
- Je lui en parle ce soir.
- Elle peut passer me voir demain matin au bureau.
- Merci, ma chérie. Tu es la meilleure.
Cela fait déjà une semaine que Shelby vit chez moi. Hier, j'ai reçu un appel du vieux, qui m'a accusée de l'encourager à mener une vie facile sous mon toit.
Il faut absolument que je lui trouve quelque chose à faire, et la meilleure personne pour l'aider reste mon amie Alicia.
Shelby adore cuisiner. L'été dernier, elle a suivi une formation auprès d'un chef renommé qu'Alicia lui avait recommandé. Elles s'entendent très bien, notamment grâce à leur passion commune : la cuisine. Alicia travaille dans la restauration. Nous sommes devenues amies grâce à la nourriture : j'adore manger, mais je déteste cuisiner, tandis qu'elle adore ça. Je vais souvent chez elle pour me régaler dès que l'envie me prend.
Chez moi, Shelby s'occupe toujours des repas lors des grandes occasions, donc je ne m'inquiète pas pour le poste qu'Alicia pourrait lui trouver. Mon seul souci, c'est sa paresse maladive pour le rangement. Shelby est soignée dans ce qu'elle fait, mais ranger après elle est un véritable défi. C'est le reproche que tout le monde lui fait.
**** De l'autre côté de la ville ****
**** Kylian DOUYA ****
Je sors de la salle de sport en retirant mon débardeur. La brise matinale qui m'accueille me fait un bien fou. Je ferme les yeux un instant, savourant cette sensation de fraîcheur. Après quelques exercices de respiration, je reprends mon chemin vers la maison. J'entre directement dans la salle de bain et en ressors une quinzaine de minutes plus tard, propre et revigoré. Enfilant un ensemble décontracté, je quitte ma chambre et me dirige vers la cuisine, où ma cuisinière m'observe avec un sourire.
- Inutile de m'aider, je te le répète à chaque fois.
- Je veux juste apprendre de vous.
- D'accord.
- Quand je vous vois cuisiner chaque matin, je me demande parfois à quoi je sers ici.
- Tu prends le relais quand je manque de temps, comme tu viens de le dire.
- Pourquoi commencez-vous toujours par faire revenir les oignons ?
Je soupire et commence à lui expliquer les subtilités de la préparation. Je tends la main pour saisir la boîte de sel, mais elle est introuvable.
- Où est-elle passée ?
- C'est sûrement Madame qui l'a déplacée, répond-elle en reculant prudemment.
Je ferme les yeux et inspire profondément. Cette femme a un don pour me mettre les nerfs à vif.
- Tenez.
- Merci, dis-je en prenant la boîte de ses mains.
Je termine d'assaisonner et repose la boîte à sa place habituelle. J'étends la main pour attraper ma louche préférée, mais je ne la trouve pas.
- C'est mémé qui a cuisiné hier, s'empresse telle de notifier pour sa défense.
- Et tu n'as pas pu ranger après elle ?
- Désolée, monsieur. Pardon, patron.
Je déteste le désordre. J'aime que tout soit impeccablement rangé. Dans ma maison, je connais l'emplacement exact de chaque objet. Même les yeux fermés, je peux saisir ce dont j'ai besoin. Quand ma main rate sa cible, comme à l'instant, mon humeur s'assombrit aussitôt.
- Bonjour ici !
- Non, ne pose pas ça là !
- Si je ne mets pas mes courses sur le plan de travail, je les mets où ? réplique-t-elle avec agacement.
- Maman ? dis-je en la voyant vider son sac de courses en désordre sur le plan de travail.
- Bien réveillé ? demande-t-elle sans me regarder.
Je me concentre sur mon petit déjeuner qui risque de brûler. Soudain, une tomate s'écrase contre le carrelage.
- Sérieusement, maman ? Tu es venue m'énerver ce matin ?
- Tu me tournes le dos comme ça ? Je suis ton égale maintenant ? Tu m'as répondu au moins ?
- Et c'est pour ça que tu salis ma cuisine ?
- Je repose ma question : bien réveillé ?
- Qu'est-ce que tu me fais depuis la semaine dernière ?
- Tes neveux et nièces reviennent ce week-end.
- Hors de question. C'est un non définitif.
- C'est pour eux que j'ai fait ces courses. Toi, range le reste. Le travail m'attend.
- Maman, attends !
- Passe une belle journée, mon chéri, dit-elle en pinçant ma joue avant de m'embrasser de force.
**** Maman Kylian ****
Oui, c'est intentionnel. Mon fils doit s'habituer à voir ses règles bousculées. Il vieillit et il est temps qu'il fonde une famille, qu'il me donne des petits-enfants. Les enfants, ça salit tout sur leur passage, et il doit relativiser. Je refuse qu'il impose ses manies de rangement et de propreté à mes petits-enfants. Ils doivent s'amuser, semer la pagaille, vivre leur enfance sans contrainte. Voilà pourquoi, deux week-ends sur quatre, ses neveux et nièces viendront chez lui. Il y a deux semaines, ils étaient là, et il a failli perdre la tête. Il finira par s'y faire. J'ai réussi à changer son père, je réussirai avec lui. Après tout, il est sorti de mes entrailles. Il changera, c'est certain.
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